Le désir, une philosophie de Frédéric Lenoir : retrouver la pulsion vitale

Telle est l’ambition de ce livre : éclairer d’un point de vue philosophique la notion de désir et proposer un manuel d’éducation au désir, cette force si puissante qui mobilise notre corps, notre cœur et notre esprit… pour le meilleur comme pour le pire. Car si la plupart de nos bonheurs proviennent de la satisfaction de nos désirs, la plupart de nos malheurs aussi ! Dès lors, comment éviter le pire et tendre vers le meilleur ? Peut-on apprendre à désirer ou à bien orienter nos désirs ?

Je suis un écrivain du désir. Le désir est à la fois mon sujet, et la force qui me pousse à écrire, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle mon NaNoWriMo s’est avéré globalement un échec : à la fois j’étais coupée de moi-même et de mes émotions depuis plusieurs semaines, et à la fois cette expérience, faisant de l’écriture une obligation, m’a coupée de mon élan, ce qui était d’autant plus difficile que mon héroïne, Adèle, est justement un être de désir. Cela dit, cela a été salutaire, car en mettant le doigt sur le problème, j’ai pu le corriger.

Tout cela pour dire que j’étais très curieuse de découvrir cet essai de Frédéric Lenoir sur le sujet. Même si je n’ai pas aimé tout ce que j’ai lu de lui, le fait est que certains de ses ouvrages m’ont beaucoup apporté, notamment celui sur Jung. Il rend la philosophie claire et accessible. C’est une discipline que j’aimais beaucoup, même si comme toujours au lycée je trouvais le cadre étriqué et mortifère, mais cela remonte à loin.

Dans cet ouvrage, il explore donc la manière dont les philosophes ont interrogé la double nature du désir, qui est à la fois notre moteur, ce qui nous rend vivant, mais aussi ce qui peut nous perdre. La première partie est donc consacrée à la notion de désir comme soif insatiable : Platon et la notion de manque, le strianum (le cerveau primitif), le désir mimétique, l’envie, la manipulation et l’aliénation, et enfin le désir sexuel. La deuxième partie porte sur les mouvements qui visent à réguler le désir, voire l’éteindre : la modération, avec Aristote et Epicure, la libération, avec le stoïcisme et le bouddhisme, la loi religieuse et la « sobriété heureuse ». Enfin, dans la troisième partie, il aborde le désir-puissance : Spinoza et Nietzsche, qui en posent les bases, tout ce qui nous permet de nous sentir pleinement vivants (la créativité, la nature, l’amour), les mystiques du désir, et enfin comment désirer et réorienter sa vie.

Riche, passionnant et instructif, cet essai a suscité chez moi une véritable illumination existentielle. Je le savais déjà, mais il m’a permis de formuler avec cohérence tout ce qui était à la fois ma philosophie de vie et mon travail : l’happyculture, qui est pleinement orientée par ce désir comme puissance, et la volonté de remettre la pulsion de vie au centre du tableau : les sens et le corps, la créativité, désirer ce qui est bon pour nous et que nous sommes les seuls à pouvoir connaître car cela nous procure de la joie, ce qui suppose introspection et développement de la vie intérieure. Tout ça, c’est le propos du Voyage Poétique, auquel s’ajoute harmonieusement mon travail d’autrice, qui lui est centré sur l’amour et l’érotisme. Vous noterez que, par le plus grand des hasards, cet article paraît la journée mondiale de l’orgasme pour la paix dans le monde

Bref, je suis pleine de vie, c’était d’ailleurs mon mantra pour 2022 : je suis vivante. Ma mission est de le transmettre. Et j’avoue que juste après ma lecture de Love Warrior, cet essai m’a permis de clairement le formuler. J’ai donc appris beaucoup de choses, notamment sur moi, et je ne saurais trop vous conseiller cette lecture enrichissante !

Le désir, une philosophie
Frédéric LENOIR
Flammarion, 2022

Lire écrire jouir, de Camille Moreau : quand le texte se fait chair

La littérature elle-même regorge d’exemples de dons amoureux et érotiques de livres. La raison en est que le livre, par essence, est une voie vers la subjectivité profonde de celui qui l’a lu et aimé. Le don du livre est un don du langage, et l’exemple de Gilgamesh montre à quel point sexualité et langage sont liés. Voilà pourquoi lorsque je désire, ou j’aime, je veux offrir du langage, et la manière la plus effective de le faire (outre le « je t’aime » dont il sera question dans un prochain chapitre) est sans doute d’offrir son expression figée : du texte. La raison pour laquelle nous offrons des livres aux personnes dépositaires de notre désir, c’est parce que le texte est lui-même une dédicace, puisqu’il donne d’innombrables indices sur la personne que nous sommes et sur nos goûts et pensées. Ainsi le don d’un livre est comme une façon de dire : « Ce que je ressens à ton endroit ne peut s’énoncer que dans une expression artistique ».

La littérature, l’amour et le désir sont intimement liés. De fait, je suis un écrivain du désir, et pas seulement parce que j’écris de l’érotisme. C’est simplement que pour moi, la pulsion de vie a deux faces : aimer, et écrire. C’est d’ailleurs mon mantra, que l’on peut lire sur la boîte lumineuse dans mon salon : « Vis, Aime, Ecris ». Et quand j’aime, je ne me contente pas d’offrir des livres, non, j’écris des livres pour l’être aimé. C’est amusant, d’ailleurs : il y a des femmes, quand elles sont amoureuses, elles ont envie d’avoir un enfant avec celui qu’elles aiment. Moi, j’ai envie d’avoir un livre

Tout cela pour dire que j’étais très intriguée par cet essai, que Camille Moreau a adapté de sa thèse, et qui interroge les liens entre le texte et l’expérience érotique : comment le texte accompagne l’expérience érotique, mais aussi suscite cette expérience, voir la constitue, la lecture (et l’écriture) étant une activité charnelle, qui engage le corps et les sens.

Cela fait longtemps que je n’avais rien lu d’aussi brillant : passionnant, appuyé sur des recherches précises et des réflexions tant littéraires que philosophiques ainsi qu’un corpus riche et varié (je n’ai pas pu m’empêcher de penser que, vraiment, Camille Moreau a dû passer de fantastiques années de recherche), cet essai ouvre de très nombreuses pistes de réflexion et d’introspection sur le rapports que nous entretenons avec les textes et comment ils entretiennent l’amour et le désir. Il m’a également donné de nombreuses idées pour quelques textes, et pour autre chose aussi d’ailleurs. Plusieurs passages en particulier m’ont plongée dans des abîmes de réflexions métaphysiques, et notamment celui sur Anaïs Nin et l’écriture du journal, qui m’a bouleversée (oui) tant je me suis reconnue (mais ce n’est pas la première fois que j’ai cette impression avec Anaïs Nin…)

Un essai que je conseille vivement et pas seulement à ceux qui s’intéressent à la littérature érotique, mais plus généralement à ceux qui aiment les livres. C’est un parfait prolongement de l’essai de Belinda Cannone, qui est d’ailleurs souvent cité : L’Ecriture du désir (que j’ai envie de relire, tiens…).

Lire écrire jouir. Quand le texte se fait chair.
Camille MOREAU
La Musardine, 2022

Transformations d’une femme, d’Isabelle Sorente : la force de l’amour

Ce n’était pas grave, au début, entre Fabrice et moi. Cela a commencé par une rencontre fortuite, intense comme un jeu, une aventure. Je n’étais pas sûre. A trente-trois ans, j’appréciais les histoires légères, la saveur éphémère des vêtements ôtés et remis, la solitude défaite et retrouvée, comme un lit froissé de célibataire. Je vivais seule, après deux tentatives de vie commune. La première à vingt ans, avec Tom, deux gosses passionnés qui jouaient aux adultes sans y croire ni l’un ni l’autre. La seconde, vers vingt-six ans, n’avait été qu’un long prélude à une séparation amiable.

J’avais envie de retrouver la plume d’Isabelle Sorente, et ses histoires de femmes qui font écho en moi.

Dans ce roman, la narratrice écrit des pièces de théâtre, et a une vie amoureuse variable : elle aime les hommes, mais elle aime surtout la liberté. Quand elle rencontre Fabrice, c’est d’abord une liaison, comme elle en a tant vécues. Mais petit à petit, leur lien s’approfondit, se transforme, à mesure qu’il la transforme.

C’est un très très beau roman sur l’amour, la liberté, l’écriture, un roman très sensuel sur le désir, car c’est bien cela qui anime la narratrice et lui permet de se sentir vivante. Et au bout du compte cette question : qu’est-ce que la liberté ? Encore une fois, je me suis beaucoup retrouvée dans ce personnage de femme, dans ses failles et ses questionnements, et encore une fois j’ai été fascinée par la manière dont il est arrivé pile au bon moment dans ma vie.

Par contre, une chose m’a perturbée : le résumé de la quatrième de couverture ne correspond absolument pas au contenu du roman, ni dans l’histoire ni même dans le nom des personnages (d’après mes recherches, il correspond à un roman qui date de 1969, A pleur joie d’Elvire de Brissac, et je ne vois pas du tout ce qu’ils ont foutu chez Grasset pour que le résumé se retrouve ici…).

Transformations d’une femme
Isabelle SORENTE
Grasset, 2009

La Magie sexuelle, de Sarane Alexandrian : bréviaire des sortilèges amoureux

L’homme et la femme, par la magie sexuelle, extraient l’un de l’autre ce qui manque à la virilité et à la féminité pour être toute puissante. L’individu, par la magie sexuelle, opère la fusion du monde charnel et du monde spirituel. L’humanité dans son ensemble, en conséquence, a intérêt d’aller plus loin que l’amour, plus loin que le plaisir, pour assurer à l’érotisme le développement des pouvoirs magiques déjà latents en lui.

La magie sexuelle : un sujet qui m’intéresse, d’un point de vue plus intellectuel et esthétique (et même littéraire puisque je l’aborde dans certains textes) que pratique d’ailleurs, mais que je trouve absolument fascinant, et j’étais donc très curieuse de découvrir cet essai de Sarane Alexandrian, connu pour avoir été le bras droit d’André Breton (et on sait que l’ésotérisme était un sujet qui intéressait beaucoup les surréalistes). Cet essai est d’abord paru en 2000, et jouit d’une nouvelle édition sortie récemment : une occasion parfaite donc.

Dans cet essai, l’auteur aborde tout d’abord la magie sexuelle inférieure, à savoir comment améliorer sa vie sexuelle et amoureuse grâce à la magie, dans un premier chapitre consacré à la tradition des sortilèges amoureux (sur le sujet, je vous renvoie à la merveilleuse conférence de Tobie Nathan). Mais visiblement, tout comme moi, c’est la magie sexuelle supérieure qui l’intéresse, à savoir celle qui utilise l’énergie sexuelle pour développer les pouvoirs psychiques et influer sur le monde, et il l’aborde dans les cinq chapitres suivants : la magie blanche de l’amour, la sexualité sacrée, le grand œuvre de chair, comment faire l’amour avec une créature invisible et « l’art de chevaucher le tigre » (c’est à dire l’abstinence). Il revient ensuite brièvement sur la magie sexuelle inférieure avec un dernier chapitre sur les aides magiques au sexe. Un dernier addendum s’intéresse brièvement à la wicca.

Un ouvrage du grande richesse, très érudit, parfois curieux (un passage sur le Tarot fera que je ne regarderai plus jamais mes jeux de la même manière), très ésotérique voire occulte, mais absolument passionnant (quand on s’intéresse à ce type de sujets, ce qui est mon cas), et il constitue un véritable fertiliseur pour l’imaginaire !

La Magie sexuelle. Bréviaire des sortilèges amoureux.
Sarane ALEXANDRIAN
La Musardine, 2000-2022

Amour(s) de Tess Alexandre et Camille Deschiens : la naissance des sentiments

Oui, Imane aimait Alba. Depuis le début, depuis les premiers regards émerveillés, depuis le premier éclat de rire partagé, depuis la première soirée passée ensemble, à l’abri de tout. Mais l’embrasser, être avec elle, le montrer au monde, c’était aussi accepter de se reconstruire entièrement. Et ça, Imane n’y avait pas pensé une seule fois avant de tomber amoureuse. C’était arrivé, c’est tout.

Imane. Lise. Gaël. Cléo. Fatia. Maä. Marco. Nine. Safia. Rebecca. Joshua. Solal. Jo. 1″ personnages qui viennent de tomber amoureux, découvrent les sentiments, le désir, se découvrent eux-mêmes et la force transformatrice de l’amour. Doutent, se posent des question parce que leur amour n’est pas celui qu’ils attendaient, celui que la société attendaient. Mais, toujours, ce ravissement.

Un magnifique album. Des textes courts, comme autant d’instantanés d’amour poétiques et vertigineux. Ici, les amours sont plurielles et vont au-delà des préjugés, et c’est infiniment beau. Les textes sont d’une grande douceur, et parviennent merveilleusement à mettre des mots sur ce qui nous traverse lorsque les sentiments naissent, qu’on est tout chamboulé et qu’on sait qu’après ça, on ne sera plus jamais le même. Quant aux illustrations, elles sont elles aussi d’une beauté infinie, et servent magnifiquement le propos.

Bref, une petite pépite à mettre entre toutes les mains (à partir de 15 ans) pour interroger l’amour, le désir et la sexualité.

Amour(s)
Tess ALEXANDRE et Camille DESCHIENS
Les éditions des éléphants, 2022

La Passion suspendue, de Marguerite Duras : vivre, écrire

Pendant longtemps j’ai cru qu’écrire était un travail. Maintenant je suis convaincue qu’il s’agit d’un événement intérieur, d’un « non-travail » que l’on atteint avant tout en faisant le vide en soi, et en laissant filtrer ce qui en nous est déjà évident. Je ne parlerais pas tant d’économie, de forme ou de composition de la prose que de rapports de forces opposées qui doivent être identifiées, classées, endiguées par le langage. Comme une partition musicale.

J’ai un rapport compliqué à Duras. Je n’aime pas tant que ça ses romans, et certains me résistent obstinément. Mais quand elle parle d’elle, de l’amour et de l’écriture, qui chez elle comme chez moi sont indissociables, elle me bouleverse absolument. Aussi, cela faisait un moment que j’avais repéré ce recueils d’entretiens, à la genèse assez originale : paru en Italie en 1989, il n’avait jamais été traduit (retraduit ?) en français, et on ne connaissait même pas son existence, jusqu’en 2013 (je vous passe toute l’histoire).

Nous avons donc ici une série d’entretiens entre Marguerite Duras et la journaliste italienne Leopoldina Pallotta della Torre, organisée de manière très ferme : l’enfance, les années parisiennes, le parcours de l’écriture, l’analyse du texte, la littérature, la critique, la galerie des personnages, le cinéma, le théâtre, la passion, la femme, les lieux.

Je ne sais pas si le fait que la journaliste soit italienne joue beaucoup, mais le fait est que dans ce volume Duras se livre de manière bouleversante et sincère. Encore un texte que j’ai surligné et annoté de partout, tant ce qu’elle dit sur l’écriture comme impératif (elle se demande même comment font les gens pour ne pas écrire, et je me posais la même l’autre jour), sur la littérature et l’amour comme forces vives qui changent les choses, sur le désir et comment l’écrire, sur le fait d’être femme, aussi. Et cette phrase, sur laquelle je vous laisse méditer : la pire chose qui puisse arriver dans la vie est de ne pas aimer.

Bref : indispensable.

La Passion suspendue
Marguerite DURAS
Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre
Traduit de l’italien par René de Ceccatty
Seuil, 2013 (Points, 2016)

A un détail près, de François Cérésa : l’amour encore une fois

Je sais bien que tout commence par les yeux et finira par les yeux. Seulement j’ai l’impression de ne plus avoir de regard. Le plus dur, c’est la nuit. Quand je ne dors pas, je me remémore Victoire. Son sourire. Son parfum. Son corps. Comment elle s’habillait. Ce qu’elle aimait. Son amour me permettait de résister. Je ne résiste plus. Même plus à la résistance elle-même. Je suis à la dérive. […] Margaret dit que je suis une âme errante. Que celle de Victoire est là pour m’escorter. Qu’elle ne me quittera plus. Qu’un principe spirituel ne peut pas nous quitter.
Mais ce qui me manque, moi, ce n’est pas un principe spirituel. Ce n’est pas une âme. C’est Victoire. Son corps. La vie, c’est ça. La matière. Le reste, c’est la mort.

Comment aimer à nouveau quand l’être qui nous était plus précieux que l’air que l’on respire nous a été arraché ? C’est la question centrale du nouveau roman de François Cérésa.

Se remettant difficilement de la mort de sa femme, Antoine, le narrateur, travaille à un livre sur elle, qui aurait comme trame de fond Manon Lescaut. A la bibliothèque où il fait ses recherches, il tombe sous le charme d’une femme qui s’appelle justement Manon, et qui semble entretenir bien des points communs avec l’héroïne de Prévost — et avec Victoire, son épouse décédée. Jusqu’à quel point ?

Un très joli roman, plein de délicatesse et d’émotions, qui joue sur les références intertextuelles pour construire un personnage féminin très intrigant et mystérieux, à la fois attachant et agaçant, jusqu’à la révélation finale. L’auteur y interroge l’amour, le désir, le jeu, et nous fait voyager : en somme, tout ce que j’aime, et j’ai pris beaucoup de plaisir à cette lecture !

A un détail près
François CÉRÉSA
Editions Ecriture, 2021