Le fils, de Florian Zeller : détresse adolescente

Ce que j’aurais voulu, c’est ne jamais avoir mon âge. C’est trop compliqué, je trouve. Il y a trop de responsabilités. Trop de pression. Je préférais quand j’étais un enfant. Et en plus, je ne sais pas danser.

J’avais cette pièce dans ma bibliothèque depuis des lustres, mais je n’avais encore jamais pris le temps de la lire. Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs. Mais l’autre soir, je cherchais quelque chose de court, et sur une pile, elle était là, et je me suis dit que c’était le moment.

Nicolas a 17 ans, et il vit avec sa mère depuis le divorce de ses parents. Lorsqu’elle apprend que son fils sèche le lycée depuis des mois, elle demande l’aide de Pierre, son ex-mari, qui vient d’avoir un deuxième enfant. Nicolas s’installe dans ce nouveau foyer, mais les choses ne s’arrangent pas, et il plonge peu à peu dans une profonde dépression qui laisse son entourage démuni.

Un très beau texte sur la dépression, adolescente mais pas seulement : ce dont il est question, ce n’est pas uniquement de la maladie, qui longtemps se cache même si le spectateur n’est pas aveugle, mais aussi de ses répercussions sur l’entourage, qui se sent démuni et ne sait pas comment aider Nicolas. Et le thème central, c’est bien cette incompréhension profonde entre les êtres qui pourtant s’aiment mais ne savent pas se parler, en l’occurrence Nicolas et son père, qui ont des scènes magnifiques et émouvantes entre eux. Et la fin m’a brisé le cœur.

Une pièce que j’aimerais voir sur scène

Le Fils
Florian ZELLER
2018

Yoga, d’Emmanuel Carrère : continuer à ne pas mourir

Puisqu’il faut commencer quelque part le récit de ces quatre années au cours desquelles j’ai essayé d’écrire un petit livre souriant et subtil sur le yoga, affronté des choses aussi peu souriantes et subtiles que le terrorisme djihadiste et la crise des réfugiés, plongé dans une dépression mélancolique telle que j’ai dû être interné quatre mois à l’hôpital Sainte-Anne, enfin perdu mon éditeur qui pour la première fois depuis trente-cinq ans ne lira pas un livre que j’ai écrit, puisqu’il faut donc commencer quelque part, je choisis ce matin de janvier 2015 où, en bouclant mon sac, je me suis demandé s’il valait mieux emporter mon téléphone, dont j’aurais de toute façon à me défaire là où j’allais, ou le laisser à la maison. J’ai choisi l’option radicale et, à peine sorti de mon immeuble, trouvé excitant d’être passé au-dessous des radars. 

Pendant le confinement, j’ai essayé de lire Limonov, un des rares Carrère que je n’ai pas encore lus, et j’ai dû abandonner tant je m’ennuyais, ce qui n’a pas manqué de m’inquiéter : est-ce que j’avais perdu cette précieuse communication avec l’auteur ? Est-ce que ce qu’il écrivait était désormais loin de moi ? Le Royaumequi m’a illuminée, date d’avant les « événements » qui ont chamboulé ma vie (même si j’en ai lu d’autres depuis, Le Royaume reste central), alors peut-être que… Pour savoir, je me suis précipitée sur Yoga et je peux vous dire que le problème venait du personnage de Limonov, qui ne m’intéresse pas du tout, et pas de l’auteur.

Tout commence (puisqu’il faut un commencement) par une retraite Vipassana, début janvier 2015, pas tant pour la retraite en elle-même que dans la perspective d’écrire un livre réjouissant sur le yoga et la méditation. Emmanuel Carrère est heureux, ça va bien dans sa vie et depuis dix ans il n’a pas traversé d’épisode dépressif. Ça ne va pas durer, et c’est au fond de l’Enfer qu’il va plonger, rattrapé par le malheur névrotique qui le pousse toujours à tout foutre en l’air quand il est bien…

Encore une fois, c’est un livre dont il est difficile de parler de manière un minimum ordonnée tant il est foisonnant et riche : happée dès les premières lignes que je vous ai mises en exergue, j’ai lu le roman d’une traite, et j’ai eu, cette fois encore, l’impression de lire une sorte d’âme-sœur, pas au sens amoureux évidemment, mais au sens « existentiel » on va dire, même si je me fais beaucoup moins de nœuds au cerveau. Tout tient en fait dans cette capacité qu’a Carrère à tenir « en même temps » l’écriture et la vie. Il écrit pendant qu’il vit les choses, il analyse tout à commencer par lui-même et est doté d’une hyperconscience éblouissante mais que je sais être épuisante : à des moments on a juste envie d’appuyer sur le bouton off. D’où l’intérêt, on va dire, de la méditation (personnellement pour mettre en pause je préfère peindre ou me promener dans la nature que rester assise immobile) et de la retraite vipassana (je ne vois toujours pas l’intérêt de se tyranniser de la sorte), que nous avions vue avec le roman Sankhara de Frédérique Deghelt. Sauf que nous ne sommes pas dans un roman (et c’est bien, d’ailleurs, ce qui intéresse Carrère : le romanesque du réel et ces faits qui paraissent tout sauf vraisemblables mais sont pourtant vrais), mais que dans les deux cas il se passe un événement grave pendant que le personnage principal est coupé du monde : le 11 septembre dans le roman, et les attentats de Charlie Hebdo ici, qui, s’ils ne plongent pas immédiatement Carrère dans le chaos, sont sans doute un déclencheur.

Alors je ne vais pas m’étendre sur toute cette traversée de l’Enfer, douloureuse et en même temps sublime car finalement, là où il voulait écrire un livre qui aurait sans doute été anecdotique, l’Univers lui donne les cartes pour un chef-d’oeuvre (j’aime voir les choses comme ça, et lui aussi car il le dit bien : pour un écrivain, tout est matière). Un livre triste à pleurer, beau à pleurer, sombre ô combien, mais aussi puissamment lumineux (et souvent drôle, de par l’autodérision dont l’auteur sait faire preuve) : lumineux sur ce que c’est que d’être écrivain, quand l’écriture fait partie de soi comme le sang qui coule dans les veines, comment ça nous sauve du chaos et du désespoir malgré tout parce que même les malheurs les plus terribles deviennent une histoire et que, au moins, on a ça. Faire de ce qu’on vit une histoire dans laquelle on met de la cohérence. Et sur l’amour, le désir, le seul enchantement qu’offre la vie, parce que finalement le cul c’est plus vrai que la sagesse, et qui est aussi le point aveugle du texte puisque Carrère passe pudiquement sur une séparation qu’on devine mais qui n’est jamais nommée et qui n’est sans doute pas pour rien dans son effondrement. Il s’en explique : le roman est le lieu où l’on ne ment pas, mais où l’on peut gommer ce qui concerne les autres qui préfèrent qu’on ne parle pas d’eux.

Mais l’amour, c’est aussi les jolies pages de la fin, la possibilité de l’amour, et pour ça, ça vaut peut-être le coup de traverser l’Enfer.

Vous l’aurez compris : je n’ai pas perdu mon lien avec Emmanuel Carrère, les articles que j’écris sur ses livres sont toujours les plus longs, et Yoga, comme les autres avant, m’a illuminée, et m’a fait grandir.

L’arrachée belle, de Lou Darsan : femme qui danse sous la montagne

Il y a une collection de cartes postales dans sa tête et certaines sont d’un goût douteux. Chaque instant est enregistré comme une image achetée à la sortie d’un musée, puis classée dans une boîte en fer-blanc. Elle ne les ressort pas pour les étaler sur la table, trop de poussière, et des mots d’amis perdus de vue inscrits au dos, il faudrait avoir l’envie de les déchiffrer, mais ça ne viendra pas. Des couchers de soleil sur les plages, des éclats de voix lointains, des places vides sous les réverbères et les silhouettes accroupies qui pissent au pied des statues. Un bric-à-brac. Les images oubliées surgissent parfois, inopinées, importunes, dans le désordre. Des bulles qui crèvent la surface de l’étang (boueux, l’étang). Des polaroïds sortis du chapeau au mauvais moment. Répliques de films, paysages de livres, anciens rêves, réparties cinglantes réfléchies après coup, tournées et retournées et fantasmées, souvenirs d’enfance ou de la semaine dernière. Sacré foutoir. Elle ne distingue pas là-dedans le réel de la fiction. Ne sait plus où ni si elle a : vu, entendu, dit.

Deuxième lecture de rentrée littéraire après Liv Maria, et vous allez voir, sans même le faire exprès, je suis tombée sur une thématique similaire (qui à ce jour me poursuit encore, donc d’autres sont à venir).

Une femme. Elle se coupe du monde, se mure, s’isole dans son espace intérieur. Sa vie extérieure est un mensonge, à commencer par son couple. Elle coule, au plus profond de la dépression. Mais un jour, un sursaut : elle part, pour respirer à nouveau, et se retrouver.

Alors je vais être honnête : j’ai eu beaucoup de mal à entrer dans ce roman, l’écriture me gênais, je ne comprenais absolument rien, et j’ai failli abandonner au bout d’une dizaine de pages ; mais je me suis accrochée, et j’ai fini par entrée dans cette histoire de femme qui se sent étrangère à elle-même et part à la découverte de qui elle est au plus profond : la femme sauvage, masquée par une dépression qui confine à la folie, et qui se libère. Dans ce road novel poétique même si parfois obscur (et c’est ça, je crois, qui m’avait déstabilisée au départ et auquel j’ai fini par me faire), l’eau, l’eau ressourçante, l’eau régénérante, la mer a un rôle essentiel et… pour tout dire, j’ai fini par me trouver beaucoup de points communs avec cette femme désarticulée qui se met à danser sous la montagne. Une femme qui réapprend son corps, ses sensations, en s’immergeant dans la nature !

Je conseille donc vivement ce premier roman très réussi !

L’Arrachée Belle
Lou DARSAN
La Contre Allée, 2020

Bianca, de Loulou Robert

BiancaIl m’a raconté qu’il avait entendu les infirmières dire qu’il l’avait bien cherché. Elles n’ont rien compris. On ne cherche pas un cancer, c’est lui qui vous trouve. Alors ça sert à quoi de vivre planqué derrière une vie saine à base de cinq fruits et légumes par jour, sans alcool, et sans risques. A rien si ce n’est à se faire chier toute sa vie.

Encore un premier roman aujourd’hui (décidément, les premiers romans sont très prometteurs en ce moment), dans un style totalement différent de celui d’hier, mais qui aborde pourtant des thèmes assez proches.

Bianca a 16 ans. Bianca a voulu mourir. Internée dans une unité spéciale réservée aux adolescents en souffrance, elle essaie de réapprendre à vivre.

Parfaitement maîtrisé, porté par une véritable vision du monde, ce roman aborde un thème éminemment difficile, celui du mal-être des adolescents : mélancolie, spleen, ennui, dépression, inadaptation au monde tel qu’il ne va pas, anorexie. Certains ne savent pas pourquoi ils vont si mal, c’est le cas de Juliette ; d’autres ne le savent que trop bien. Ici la pulsion de mort et la pulsion de vie s’affrontent. Se laisser couler ou remonter à la surface. Grandir, devenir adulte, c’est aussi accepter le monde réel tel qu’il est, dans toute sa laideur parfois, et s’accepter soi. L’une des grandes réussites du roman, c’est cette voix narrative extrêmement forte, celle de Bianca, une jeune fille très sensible, loin de la caricature de l’adolescent imbuvable que l’on a parfois dans les romans et qui nous donne juste envie de les gifler : au contraire, au contraire, elle est extrêmement attachante et touchante par son humour un peu désabusé. Cela donne un roman en équilibre sur un fil, entre la tristesse et la joie, la mélancolie et l’optimisme, flirtant à l’occasion avec quelque chose de très poétique.

Un très beau premier roman, très bien écrit, et qui aborde un thème essentiel de manière subtile et délicate, mais sans faux-semblants. Très positif, il est à mettre entre toutes les mains !

Bianca
Loulou ROBERT
Julliard, 2016