Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille

Il n’y a pas si longtemps (enfin, quand la vie était normale), je suivais dans la rue un adorable couple de personnes âgées. Ils devaient avoir 80 ans, et se tenaient la main, et c’est toujours quelque chose que je trouve adorablement émouvant. Ils sont entrés chez le chocolatier, où je suis entrée aussi, ils ont acheté quelques gourmandise et quand ils ont donné leur nom, j’ai failli tomber à la renverse : ils s’appelaient monsieur et madame Lamoureux. Alors déjà c’est un nom fabuleux, mais il leur allait à merveille. Je ne sais pas pourquoi j’y repense, là, sans doute l’effet saint-Valentin, et évidemment j’ai pensé à ce si beau poème de Rosemonde Gérard, qui est la plus belle déclaration d’amour du monde.

L’Eternelle chanson

Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs,
Au mois de mai, dans le jardin qui s’ensoleille,
Nous irons réchauffer nos vieux membres tremblants.
Comme le renouveau mettra nos coeurs en fête,
Nous nous croirons encore de jeunes amoureux,
Et je te sourirai tout en branlant la tête,
Et nous ferons un couple adorable de vieux.
Nous nous regarderons, assis sous notre treille,
Avec de petits yeux attendris et brillants,
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs.

Sur notre banc ami, tout verdâtre de mousse,
Sur le banc d’autrefois nous reviendrons causer,
Nous aurons une joie attendrie et très douce,
La phrase finissant toujours par un baiser.
Combien de fois jadis j’ai pu dire  » Je t’aime  » ?
Alors avec grand soin nous le recompterons.
Nous nous ressouviendrons de mille choses, même
De petits riens exquis dont nous radoterons.
Un rayon descendra, d’une caresse douce,
Parmi nos cheveux blancs, tout rose, se poser,
Quand sur notre vieux banc tout verdâtre de mousse,
Sur le banc d’autrefois nous reviendrons causer.

Et comme chaque jour je t’aime davantage,
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain,
Qu’importeront alors les rides du visage ?
Mon amour se fera plus grave – et serein.
Songe que tous les jours des souvenirs s’entassent,
Mes souvenirs à moi seront aussi les tiens.
Ces communs souvenirs toujours plus nous enlacent
Et sans cesse entre nous tissent d’autres liens.
C’est vrai, nous serons vieux, très vieux, faiblis par l’âge,
Mais plus fort chaque jour je serrerai ta main
Car vois-tu chaque jour je t’aime davantage,
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain.

Et de ce cher amour qui passe comme un rêve,
Je veux tout conserver dans le fond de mon coeur,
Retenir s’il se peut l’impression trop brève
Pour la ressavourer plus tard avec lenteur.
J’enfouis tout ce qui vient de lui comme un avare,
Thésaurisant avec ardeur pour mes vieux jours ;
Je serai riche alors d’une richesse rare
J’aurai gardé tout l’or de mes jeunes amours !
Ainsi de ce passé de bonheur qui s’achève,
Ma mémoire parfois me rendra la douceur ;
Et de ce cher amour qui passe comme un rêve
J’aurai tout conservé dans le fond de mon coeur.

Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs,
Au mois de mai, dans le jardin qui s’ensoleille,
Nous irons réchauffer nos vieux membres tremblants.
Comme le renouveau mettra nos coeurs en fête,
Nous nous croirons encore aux jours heureux d’antan,
Et je te sourirai tout en branlant la tête
Et tu me parleras d’amour en chevrotant.
Nous nous regarderons, assis sous notre treille,
Avec de petits yeux attendris et brillants,
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs.

Rosemonde Gérard

Les Bouées jaunes, de Serge Toubiana

Les Bouées jaunes, de Serge ToubianaEcrire pour être à ses côtés et prolonger le bonheur d’avoir vécu auprès d’elle. Ecrire pour combler le vide, l’absence. Pour raconter le film de sa vie. Et faire en sorte qu’il ne soir jamais interrompu.
Je n’ai pas décidé d’entamer l’écriture de ce livre, la veille de sa mort. C’est lui qui s’est imposé à moi, comme une évidence. Avec cette image d’elle nageant du côté des bouées jaunes. Ecrire est devenu ma bouée, et je me suis accroché à elle. Ce livre m’a pris par la main et m’a conduit, jour après jour, en m’aidant à faire le deuil d’Emmanuèle. Ecrire, c’est avoir rendez-vous chaque jour avec elle. Il est aussi un cadeau qu’elle me fait, après sa mort.

L’amour est plus fort que la mort.

Emmanuèle Bernheim est morte d’un cancer le 10 mai 2017. Serge Toubiana, son compagnon, raconte ici ses derniers mois, mais aussi leurs années de vie commune.

Un récit absolument bouleversant, extrêmement douloureux (car quelle plus grande douleur que la perte de l’être aimé ?) et en même temps habité d’une merveilleuse lumière, celle de l’amour absolu : par-delà la mort, Serge Toubiana fait ici une merveilleuse déclaration d’amour à la femme qu’il aime et qu’il a perdue, et qui m’a beaucoup rappelé le très beau Edwige d’Edgar Morin. Sublime et émouvant est le portrait de cette femme, que je ne connaissais pas, sinon de nom — mais je pense que cette lacune sera assez vite comblée tant je suis persuadée que ses romans vont beaucoup me parler — et avec qui je me suis sentie totalement en phase notamment en ce qui concerne sa vision de l’art et du monde, de l’écriture et des hommes ; ainsi, alors qu’ils étaient amis mais pas encore en couple, Emmanuèle tombe amoureuse, et Serge Toubiana s’interroge sur cette histoire : Était-elle tombée amoureuse de cet acteur pour écrire, pour déclencher son désir d’écriture, ou pour vivre une histoire d’amour ? Je m’interroge, mais j’ai l’intuition que ses histoire d’amour, avec cet acteur anglais comme avec d’autres hommes, lui servaient en quelque sorte de matériau d’expérimentation pour à la fois combler un manque affectif et susciter son imagination créatrice. La part autobiographique dans les romans d’Emmanuèle est essentielle. Elle avait une manière très particulière de nouer la vérité et la fiction. En fait, en lisant ça, j’ai un peu l’impression qu’on parle de moi.

Nourri de littérature et de cinéma, ce récit a de toute façon, dans son entièreté, fait signe et sens pour moi. Et m’a profondément remuée, avec cette histoire d’amour, qui n’est pas une évidence au départ : ils sont amis, vivent des histoires, tombent amoureux chacun de leur côté — et puis, les sentiments mûrissent, et cela devient une évidence et même pour lui une révélation existentielle : Je ne saurais dire la manière avec laquelle elle me rendait meilleur et plus vivant ou plus alerte, comme si elle révélait en moi d’autres traits de caractère, un nouvel appétit de vivre, une joie intime qui contrecarrait ma mélancolie […] Tout au long de ces années auprès d’elle, j’ai eu le sentiment qu’elle me transportait vers des zones de vie auxquelles je n’avais jusque-là jamais pu accéder. Il émanait d’elle, de tout son être, l’injonction d’exister. Peut-on dire de l’être aimé quelque chose de plus beau, de plus bouleversant que cela : il a entièrement révolutionné mon rapport au monde ?

Lisez ce récit. Il est d’une beauté douloureuse et lumineuse à la fois que l’on rencontre rarement. L’amour à l’état pur !

Les bouées jaunes
Serge TOUBIANA
Stock, 2018

Les plus belles déclarations d’amour en chanson

En ce moment, je ne sais pas pourquoi (enfin si, je sais…) moi qui aimais tant le silence et bien je ne l’aime plus tant que ça, et j’ai besoin de le remplir de musique et de poésie — qui sont finalement une seule et même chose. Le remplir de mots qui m’inspirent, aussi, pour mes textes en cours (il y en a plusieurs). Du coup, je me suis constituée une playlist, et j’ai eu envie de partager avec vous ces quelques titres, qui sont pour moi les plus belles déclarations d’amour…

1. Leonard Cohen, Hallelujah
Il y a quelque temps, pour ce même texte, j’aurais mis la version chantée par Jeff Buckley, que j’aime toujours follement, mais finalement j’aime tellement Cohen…

2. Luz Casal, Lo eres todo
J’ai failli la mettre en premier tant cette chanson est pour moi ce qu’une femme peut dire de plus beau à un homme. Et puis la voix de Luz Casal me met totalement en transe. A dire vrai, quand j’entends cette chanson, j’ai les larmes aux yeux… elle dit absolument tout !

3. Barbara Streisand, Woman in love (paroles de Barry et Robin Gibb)
Mêmes remarques que la précédente. Cette chanson, ses paroles et la voix de Streisand, sont un petit bijou…

4. Edith Piaf, L’Hymne à l’amour
Je n’ai jamais été une très grande adepte de Piaf, et j’ai mis très longtemps à comprendre cette chanson. Mais aujourd’hui, avec les années qui passent, je crois que j’en saisis mieux le sens…

5. Elton John, Sorry seems to be the hardest word
Rien à ajouter…

6. France Gall, La Déclaration (paroles de Michel Berger)
Je ne la mets pas dans la liste parce que France Gall nous a quittés : cette chanson tournait déjà en boucle dans mes oreilles lorsque c’est arrivé. J’en aime absolument les paroles, et j’aime d’autant plus que ce soit Michel Berger qui l’ai écrite pour qu’elle la chante…

7. Scorpions, Still loving you (paroles Klaus Meine)
Scorpions, c’est toute ma jeunesse, et j’ai toujours été bouleversée par cette ballade rock d’une douceur et d’une délicatesse infinie… J’ai de très beaux souvenirs de boums sur cette chanson !

8. Michel Legrand, Les Moulins de mon coeur
Je voue un amour sans borne à la version anglaise The windmills of your mind, les moulins à vent de mon esprit, qui correspond parfaitement à mon état actuel. Mais j’aime tellement, aussi, entendre Michel Legrand (et puis son histoire avec Macha Meril, je la trouve tellement belle…)

9. Johnny Hallyday, Je te promets (paroles de Jean-Jacques Goldman)
Lorsque Johnny est mort, comme tout le monde je me suis interrogée sur la chanson que je retiendrais de lui. Et c’était forcément une chanson d’amour. Cela aurait pu être Que je t’aime, mais non. Il y a dans Je te promets des choses qui me bouleversent totalement. Il y a surtout cette phrase : « je te promets la clé des secrets de mon âme », qui est pour moi la plus belle chose que l’on puisse dire à l’être aimé…

10. Jean Ferrat, Que serais-je sans toi (paroles de Louis Aragon)
Evidemment…

En bonus, cette chanson que je viens de découvrir : « Je t’aime » de Michel Sardou. Je ne suis pas une grande fan de Sardou, même si j’apprécie certaines de ses chansons à l’occasion. Mais les paroles de cette chanson (que j’ai lue avant de l’entendre) m’ont totalement bouleversée.

Alors il y en a évidemment des centaines d’autres, et c’est normal puisque le lyrisme, c’est la poésie, la musique et l’expression du sentiment amoureux. Vos choix n’auraient peut-être pas été les mêmes que les miens. Du coup, je suis curieuse : quelles sont pour vous les plus belles déclarations d’amour en chanson ?

Edwige, l’inséparable d’Edgar Morin

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Mon monde était suspendu à son monde. Il est vrai, j’avais une vie sans elle, mais cette vie était irriguée, nourrie de sève par sa vie. J’ai beaucoup aimé, mais elle fut la seule aussi profondément et intensément aimée.
Je voudrais pouvoir définir la nature de notre amour. Symbiose est insuffisant. On s’était enracinés l’un dans l’autre. On était entremêlés. C’était l’intégration mutuelle de l’un dans l’autre. Son être était dans mon être, pas seulement compagne aimante-aimée, mais mère et enfant à la fois : mon enfant maternelle.

Ce livre est un véritable coup de coeur, encore une fois. En lisant Amour, poésie, sagesse, j’avais été tellement touchée par la manière dont Edgar Morin parlait d’amour que j’ai voulu aller plus loin, et je suis tombée sur ce récit autobiographique, ode à la femme aimée qu’il vient de perdre. Par certains côtés, cet ouvrage ressemble beaucoup à  Lettre à D. d’André Gortz, en beaucoup plus développé et beaucoup plus poignant aussi : Gortz écrit à Dorine alors qu’elle est toujours vivante, et c’est ensemble qu’ils iront vers la mort. Edgar Morin écrit sur Edwige qu’il vient de perdre, et je dois dire que j’ai vraiment été très touchée et que j’ai même, en certains endroits, versé quelques larmes.

C’est donc l’histoire d’un amour qui se remémore. L’ouvrage s’ouvre sur une ode au quotidien, aux petites choses, aux petits gestes, aux rituels qui font un couple et une vie. Tout devient sublime dans cette amour sans cesse à l’état naissant, tout est transcendé par l’amour mutuel : le café du matin, l’arrosage des plantes, la musique dans la voiture, le marché. Sans cesse les deux amoureux s’écrivent des petits mots, se font des petits dessins qui sont présents dans le livre. Puis Edgar Morin nous fait le portrait de son aimée : une femme fascinante, marquée par des expériences douloureuses, une femme encore très enfant, vivant dans son monde imaginaire construit pour supporter la réalité, une femme intuitive et même parfois télépathe, refusant qu’un psy ne vienne violer les secrets de son être. Autant dire que je me retrouve beaucoup dans ce portrait : un être complexe, somme toute épuisant à aimer. Et pourtant, il l’aime. Leur histoire n’a pas été simple au début : beaucoup de retards, de rencontres manquées,  mais ils se retrouvent sans cesse sur la route l’un de l’autre, et au bout de dix-sept ans, plusieurs faux départs, des unions chacun de son côté, ils se retrouvent enfin, parce que tel était leur destin. Des années de bonheur absolu, et puis vient la maladie, la mort, et pour Morin l’impossible deuil de celle qui irrigait sa vie, encore à la fois présente et absente. Ce deuil, il nous le raconte au jour le jour pendant plus d’une année, nous donnant à ressentir ces moments où la moindre chose devient mine émotionnelle et engendre le chaos.

J’ai donc été très touchée par ce texte poignant. Un détail particulièrement m’a marquée, dont je ne suis pas certaine qu’Edgar Morin l’ait remarqué car il n’y fait pas référence : Edwige fumait beaucoup, et c’est d’ailleurs ce qui l’a tuée. Il essaie d’analyser cette dépendance : « Dans beaucoup de cultures archaïques, le souffle est assimilé à l’âme, et il se peut que le besoin d’aspirer et d’expirer un souffle qui à la fois apaise et stimule corresponde à un besoin de supplément d’âme ». Or, après la mort d’Edwige, Edgar Morin lui-même se met à fumer (de l’herbe…) et je ne serais pas surprise qu’insconsciemment, cela soit un moyen pour lui de communiquer avec son âme jumelle qu’était Edwige, par-delà la mort.

Quoi qu’il en soit, ce texte est une magnifique découverte, un réel plaisir de lecture même si on pleure beaucoup…

Edwige, l’inséparable
Edgar MORIN
Fayard, 2009

Lettre à D., Histoire d’un amour d’André Gorz

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C’est le destin qui manifestement a mis ce petit livre entre mes mains. J’avais noté une première fois la référence en lisant Le Paradoxe amoureux de Bruckner dont je vous parlerai demain, et puis j’avais oublié. Mais comme le destin est têtu, il a remis ce livre sur mon chemin par le biais d’une fiche de lecture « libre » faite par un de mes élèves, et c’était tellement touchant que je me suis dit que ça ne pouvait que me plaire.

Ce livre, c’est l’histoire d’un amour absolu qui se remémore sous forme de lettre à l’âme soeur, au seuil de la mort. « Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien », écrit ainsi André Gorz dès les premières lignes, avant de justifier sa raison d’écrire : « J’ai besoin de reconstituer l’histoire de notre amour pour en saisir tout le sens. C’est elle qui nous a permis de devenir qui nous sommes, l’un par l’autre et l’un pour l’autre. Je t’écris pour comprendre ce que j’ai vécu, ce que nous avons vécu ensemble ». Et ce qu’ils ont vécu, c’est cet amour absolu et total que chacun cherche sans toujours parvenir à le trouver, c’est l’union parfaite et intime de deux âmes qui se reconnaissent et se répondent sans que rien ne puisse expliquer leur lien mystérieux, unique et indéfectible, l’union de deux êtres qui ne peuvent être séparés même par la mort. Le livre se termine par ces lignes magnifiques : « Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. »

Ne pouvant imaginer être séparés, ils sont allés ensemble vers la mort, geste ultime d’amour absolu, qui rend la lecture du livre encore plus bouleversante lorsqu’on en a connaissance.

Lettre à D., histoire d’un amour
André GORZ