Le Grand Entretien

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Le Grand Entretien est l’une des rares émissions de radio que j’écoute, d’abord parce que j’écoute peu la radio déjà au départ puisque je ne l’écoute presque que dans la voiture, ensuite parce que du coup je préfère les programmations musicales, enfin parce que peu trouvent grâce à mes yeux (je parlerai des autres ultérieurement). Mais celle-là est devenue ma référence, que je podcaste pour avoir tout le loisir de m’y consacrer lorsque j’ai un moment, comme par exemple l’autre jour lors du long trajet qui me menait dans les Pyrénées : ce n’était pas moi qui conduisait et à l’arrière de la voiture, les yeux dans les nuages grâce au toit « skyview », les écouteurs sur les oreilles, je me suis laissée emporter.

Le principe est simple : après un générique qui à lui seul constitue un enchantement et permet de plonger dans une sorte de bulle en dehors du temps (« The Last Time » par The Andrew Oldham Orchestra), François Busnel et son invité vont s’entretenir de manière plus ou moins formelle durant une cinquantaine de minutes, interrompues par des musiques ou des extraits choisis par l’interviewé, qu’il soit intellectuel, chanteur, acteur, réalisateur, chef d’orchestre, écrivain bien sûr, chercheur, peintre, musicien… sans forcément qu’il ait une actualité.

Ce que j’apprécie dans cette émission, c’est d’abord la variété des invités, venant de champs culturels très divers. Ils sont parfois très connus, d’autres fois moins. Busnel, moins pressé par le temps que dans la Grande librairielaisse du coup plus de marge à ses invités qui peuvent alors se laisser aller à des confidences, parfois intimes. Plus qu’une véritable interview, c’est une conversation où l’invité se livre, Busnel parfois aussi d’ailleurs : on apprend ainsi, au détour de son entretien avec Pivot, qu’il n’a jamais posé cette question épineuse que l’on a parfois du mal à se retenir de poser à son Autre : « Chéri(e), à quoi tu penses ? ». Oui, c’est anecdotique mais révélateur de l’ambiance feutrée et intime de l’émission.

Je sais que certains n’apprécient pas Busnel, et pour ma part j’ai déjà dit à maintes reprises que je l’aime énormément. Ici, il fait la démonstration de son talent en sortant de son domaine de prédilection, le littéraire, pour s’aventurer dans des domaines qu’a priori il connaît moins mais sur lesquels il fait preuve cependant d’une véritable maîtrise. Ses questions sont justes, celles que l’on aurait aimé poser, il ne manque pas d’humour et d’impertinence mais reste toujours courtois, et on sent son plaisir à être là.

Une émission donc que je conseille à tous, car on apprend énormément avec beaucoup de plaisir !

Le Grand Entretien
par François Busnel
Du lundi au vendredi de 17h à 18h
France Inter

Ce soir (ou jamais !)

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Bien, continuons notre surveillance de la culture à la télévision française avec cette émission qui est un peu comme l’Arlésienne : tout le monde en parle mais, vu les scores d’audience, personne ne la regarde, y compris ceux qui en disent du bien. Donc comme j’en avais moi-même assez d’entendre les gens s’écharper à son sujet sans pouvoir émettre mon propre avis, j’ai profité d’une conjonction astrale favorable et vendredi soir, j’ai abandonné ma lecture à 22h15 pour me remettre devant ma télévision.

Le concept est simple : plein de gens qui taillent le bout de gras dans un tohu-bohu total, autour d’un Frédéric Taddeï qui est plutôt pas désagréable à regarder (bien qu’il préfère la cravate au gilet) (mais cette réflexion n’est pas très productive) mais qui, de mon point de vue, manque d’un petit truc que je ne saurais identifier (dans cette émission). Mais je dois être honnête dès le départ : je ne suis absolument pas friande des émissions de débat, à la base. Mais passons, et voyons un peu ce qui s’est passé dans l’émission du 5 avril.

C’est peu de dire que cela commençait mal, puisque le premier invité qu’on voit, c’est Zemmour. Alors évidemment, quand on sait que voir ce type a la faculté de faire grimper ma tension de cinq points, de me déclencher un urticaire géant et de me donner la nausée, on comprend que ce n’est pas gagné. Bon, j’avale un bêtabloquant, un anti-nauséeux et me fais une infusion, ça devrait aller. A part Zemmour donc sur lequel je reviendrai, étaient présents le philosophe Ruwen Ogien, l’historienne et sénatrice Esther Benbassa, l’essayiste Mathieu Laine, le sociologue Jean-Pierre Le Goff et l’anthropologue Nacima Guénif-Souilamas. Le sujet de réflexion du soir était celui d’une République laïque et morale.

Et devinez quoi ? Et bien on commence par l’affaire Cahuzac, on repasse les mensonges de l’individu partout où il les a proférés, avec en regard la réaction (certes plutôt émouvante) de Gérard Filoche. Dès le départ Taddeï admet qu’il va être difficile de dire des choses originales sur la question, ce qui ne l’empêche pas de choper un point Godwin au bout d’à peine 10 minutes d’émission. Et de fait, pas grand chose d’original dans l’étripaillage qui suit, chacun allant de poncif en cliché, se vautrant allègrement dans des arguments vus revus et rerevus et dont on se demande parfois ce qu’ils viennent faire dans l’histoire. Surgit alors Elisabeth Levy, qui bien sûr n’est d’accord avec personne, critique Mediapart et blabla. Bon, on n’apprend pas grand chose à mon avis.

Arrive le sujet de la laïcité, sujet épidermique chez moi s’il en est, autour de l’affaire de la crèche Baby Loup. Et là se produit un miracle : pendant 5 minutes, je suis d’accord avec Grincheux Zemmour, ce qui a bien failli me faire tomber de mon canapé tant j’étais surprise. Bon, après, je soupçonne que si nous allions vraiment au fond des choses, nos présupposés de départ seraient différents, mais tout de même. Après forcément, ma tension est à nouveau montée d’un cran, quand en gros on nous explique que la laïcité est liberticide (enfin, je caricature un peu). J’ai recraché ma tisane en entendant autant d’inepties.

Puis la prostitution avec l’abrogation de la loi sur le racolage. Disons que le sujet tombait plutôt bien pour ma nouvelle, mais là non plus je n’ai pas eu l’impression d’entendre d’arguments inédits.

Enfin, l’émission se termine avec la venue de l’architecte Rudy Ricciotti, en lutte contre « l’esthétisme de la mondialisation », dont je n’ai au final pas bien compris de quoi il s’agissait, donc on passe.

Pendant tout ce temps, j’ai suivi le livetweet de l’émission et je voudrais quand même en dire un mot tant j’ai été passablement effarée. D’un côté, un nombre certain d’abrutis réaffirmant le caractère chrétien de la France et donc la légitimité du christianisme à tout régenter. Ben tiens. De l’autre, quelques musulmans intégristes défendant le hijab et la charia, parce que bon quand même, et pestant contre l’absence de musulman sur le plateau (c’est vrai qu’il ne manquait que Tariq Ramadan pour que le tableau soit complet). Et tout ce petit monde se rejoignait joyeusement pour cracher sur les juifs, un peu trop nombreux à leur goût. Moi je me suis dit qu’il nous manquait un Michel Onfray pour mettre tout le monde d’accord, mais j’ai fermé mon bec, pour une fois : disons que j’étais tellement écœurée par tous ces dangereux psychopathes que je n’avais même pas envie de fighter. Je dois vieillir.

Un dernier mot quand même sur Zemmour, que, donc, je ne supporte vraiment pas. J’entends dire partout que oui mais bon, même si on n’est pas d’accord avec lui, il faut quand même admettre qu’il est quand même très intelligent et que sa rhétorique est bien menée. Ah. Pour moi, Zemmour a l’intelligence d’un bulot cuit (et encore, le bulot a cet avantage sur Zemmour d’être succulent avec de la mayonnaise) et à côté, Nabila, c’est un futur prix Nobel. Car il ne faut pas s’y tromper : l’argumentation de Zemmour, c’est du vent, des propos de café du commerce travestis en pensée profonde, mais c’est tout : ce n’est pas parce que ce type fait toujours la gueule (d’où son surnom de grincheux) pour se donner un air profond et a l’arrogance de dire « vous avez tort » quand il n’est pas d’accord que sa réflexion en est une.

Alors, au final, mon sentiment ? Ce n’est pas du tout une mauvaise émission en soi, Taddeï parvient plutôt bien à gérer l’agitation afin que ça ne se transforme pas trop en foire d’empoigne même si par moments tout le monde parle en même temps et s’invective gaiment. Après, cela manque de profondeur, les sujets sont éculés, les arguments entendus mille fois, et je trouve donc que cette émission n’apporte pas grand chose : Yves Calvi fait cela beaucoup mieux dans C dans l’air, donc pour moi il y a doublon, et il y a peu de chances que je devienne fidèle à ce programme, même si je la regarderai sans doute à nouveau un jour que les invités m’intéresseront.

17ème sans ascenseur

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Voilà une émission que j’ai découverte il y a quelques semaines totalement par hasard, et que je suis régulièrement depuis. Encore une émission diffusée par Paris-Première, qui décidément est une chaîne que j’apprécie de plus en plus.

Le concept est particulièrement intéressant à défaut d’être nouveau, puisque Baffie reprend le concept de 93, faubourg Saint-Honoré d’Ardisson (qui avait déjà été repris par Rive droite de Guillaume Durand). L’animateur y reçoit des personnalités éclectiques qui font l’actualité du moment autour d’un dîner qui se déroule selon un certain rituel, avec l’apéritif et les invités qui arrivent au fur et à mesure filmés en entrant puis sonnant à l’interphone. Le dîner commence quand tous les invités sont là. Certains viennent juste pour l’apéritif, comme Michel Drucker la semaine dernière. Comme dans la vie, en fait.

Evidemment, un tel concept engendre une inégalité entre les émissions, puisque l’intérêt réside dans les invités, et que ceux-ci ne sont pas toujours passionnants. Mais cela reste en général sympathique et bon enfant, et se transforme bien vite en grand bordel institutionnalisé : tout le monde parle en même temps, les verres se renversent de manière plus ou moins involontaire, parfois ça se dispute et c’est très amusant. De fait, je pense que le dîner étant toujours très arrosé, ils sont beurrés comme des petits Lu très rapidement.

Où est l’intérêt, me direz-vous, de regarder des gens manger et boire (et fumer — le CSA n’a jamais dû tomber sur l’émission) ? Et bien en fait, comme je l’ai dit cela dépend vraiment des invités, et certains racontent des choses vraiment passionnantes, de manière informelle. Des anecdotes, parfois assez personnelles. Souvent s’ouvrent des débats sur de vrais sujets, le scandale de la viande de cheval ou le mariage pour tous. Il arrive que je m’agace devant ma télé, par exemple lorsque Natacha Polony dit des âneries (il y a une redondance dans cette phrase : saurez vous la trouver ?) (NDLR : je ne comprends pas sa présence à la télévision et l’aura intellectuelle dont on l’entoure. Je ne regarde plus On n’est pas couché à cause d’elle tant sa stupidité me met hors de moi. Même Pulvar est plus intelligente).

C’est donc une émission que j’ai beaucoup de plaisir à regarder, même si j’ai quelques bémols : d’abord, si j’aime bien Baffie, je ne le trouve néanmoins pas à son meilleur ici, d’autant qu’il ne laisse pas toujours parler ses invités et se montre parfois un peu grossier ; d’ailleurs, le montage de l’émission est un peu fait à la hache (évidemment, l’émission dure 1 heure : on n’assiste pas à tout le dîner). L’émission tombe parfois dans le sensationnel, comme l’autre jour avec une espèce de medium qui communiquait avec les grands-parents décédés des invités. Et enfin, l’espèce de… greluche qui accueille les invités et fait un peu la boniche est tout bonnement insupportable.

Mais cela reste une émission à voir au moins une fois pour se faire une idée, et pour moi un petit moment détente le dimanche soir puisque je regarde la rediffusion.

17ème sans ascenseur
Paris Première
Samedi 22h30 – rediffusion dimanche 18h20

Des Cultural Studies et de l’exception française du snobisme intellectuel

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Les Cultural Studies, ou Etudes Culturelles, sont un courant de recherche, une méthodologie marquée par la transdisciplinarité : elle se trouve ainsi à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie culturelle, de la philosophie, de la littérature, de la médiologie, des arts… Anti-discipline à forte vocation critique et transgressant la culture académique, elles proposent donc une approche transversale des faits culturels : cultures populaires, minoritaires, contestataires etc.

Pour bien comprendre ce phénomène, il faut partir de la double définition de la « culture » telle que la conçoivent les sciences sociales : d’une part, la culture comme panthéon de grandes œuvres « légitimes », les œuvres consacrées qui s’opposent à la « culture de masse ». D’autre part, au sens plus anthropologique, la culture comme ensemble des manières de vivre, de penser, de sentir, propres à un groupe social. Le propos des Cultural Studies est, justement, d’effacer en quelque sorte cette frontière entre une culture légitime et une autre qui ne le serait pas.

Nées dans les années 80, les Cultural Studies se sont peu à peu répandues dans toutes les universités de la planète. Toutes ? Non, un pays résiste à la vague : la France. Pendant longtemps, les tenants majeurs de la méthode n’ont pas été traduits, et s’ils le sont enfin aujourd’hui (encore que pas tous), force est de constater que pour autant, le courant peine à s’installer : peu de travaux s’y rattachent, et ce peu est souvent le fait des comparatistes dont on sait que la discipline n’a pas un avenir très encourageant. C’est qu’il existe une « exception française » :

longtemps l’Etat français, désigné comme « Etat culturel », joue un rôle éminent dans le développement et la diffusion d’une culture d’élite : une culture lettrée enseignée à l’école, avec prééminence de la littérature et de la philosophie (et longtemps des humanités : grec et latin), académies, audiovisuel public (chaînes et radios culturelles), grand nombre d’écrivains et d’artistes au Panthéon : la culture lettrée est au cœur même de la constitution de l’identité française. Cela explique en partie la répugnance des intellectuels français à étudier de manière sérieuse la « culture de masse ».

Cela explique surtout ce que j’appellerai « snobisme intellectuel », qui entraîne certains à pousser de hauts cris à l’évocation de certains écrivains dits « populaires », qu’ils n’ont d’ailleurs souvent pas lus. Je pense, évidemment, à Guillaume Musso et à Marc Lévy, mais on pourrait sans doute en citer d’autres. Car c’est un fait : en France, un écrivain qui vend beaucoup de livres, apprécié par les masses, ne peut qu’être un piètre prosateur, et en tout cas, quand on revendique son appartenance à l’élite intellectuelle, on ne peut simplement pas lire la même chose que les gens sans éducation, voyons. Alors attention, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : on a le droit de ne pas aimer ce qu’ils font, de trouver ça mal écrit, on a même le droit de le dire. Par contre, il me semble beaucoup plus gênant de se scandaliser, de s’offusquer, de s’émouvoir de ce que ces écrivains soient en tête des ventes, et inacceptable de traiter ceux qui achètent leurs livres d’imbéciles sans aucun goût, qui feraient mieux de lire de la « vraie littérature ». Alors, on va passer sur la question « c’est quoi, la vraie littérature », pour s’atteler à une autre : pourquoi dire cela est-il totalement idiot ?

D’abord parce que je reste sur ma position maintes fois évoquée que tout le monde ne peut pas tout lire, n’en a pas les capacités intellectuelles, et surtout, n’en a pas envie. Vous savez combien la « culture » m’est vitale : lire, écrire, assister à une conférence, visiter un musée ou une exposition, c’est mon bonheur. D’autres s’y ennuient à périr, et je veux bien le comprendre. Un match de football, par contre, me donne l’impression d’être un poisson tournant en rond dans son bocal tant ça ne m’intéresse pas. Mais d’autres adorent (sinon, les retransmissions ne coûteraient pas aussi cher aux chaînes de télévision) : pourquoi est-ce que j’aurais raison, avec mes films en VO, contre la majorité qui préfère le foot ? Voyons, il faut être raisonnable. L’autre jour, dans Touche pas à mon posteChristophe Carrière, que j’aime beaucoup mais que je soupçonne un peu d’être snob, émettait l’idée de retransmettre un opéra un samedi soir sur TF1, pour « éduquer » le public à ce genre de spectacles. Nonobstant que de toute façon l’opéra à la télévision n’a aucun intérêt, le fait est que TF1 se prendrait juste un gros bide d’audience ce soir-là, mais les gens ne regarderaient pas sous prétexte que…

Mais si c’est totalement idiot, c’est surtout parce que c’est méconnaître le fonctionnement profond de l’élite, qui s’appuie sur la notion de distinction par rapport à la masse. Une anecdote pour expliquer : Jérôme Lindon, dans une interview que j’ai retrouvée dans un manuel, expliquait les réactions du public à la sortie de L’Amant de Marguerite Duras. L’exemple est bon, parce que les éditions de Minuit sont le prototype de la maison d’édition destinée à un public d’initiés. Lorsque le roman est sorti donc, le public habituel et confidentiel l’a bien sûr encensé, dont une certaine lectrice qui avait alors écrit à l’auteur pour lui dire tout le bien qu’elle pensait de son ouvrage. Mais voilà, Duras a eu le Goncourt, et le roman a eu beaucoup de succès. Que pensez-vous qu’il arriva ? Et bien notre lectrice a écrit une nouvelle lettre, où elle expliquait qu’en fait, elle avait relu le roman, et qu’il n’était pas si bien que ça. Franchement, elle, appartenant à l’élite cultivée, ne pouvait pas aimer la même chose que tout le monde.

Gageons donc que si tout le monde se mettait à aller à l’opéra, l’élite intellectuelle aurait tôt fait de trouver ce spectacle surfait…

(Ma plume est un peu assassine
Pour ces gens que je n’aime pas trop
par certains côtés, j’imagine…
Que j’fais aussi partie du lot)

Je suis un écrivain japonais

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Et j’ai tout de suite pensé : c’est ce que je ferai plus tard. Je serai un lecteur. Sur mes rares photos d’adolescence, j’ai toujours un livre en main. Même celles où je suis en train de bavarder avec mes camarades de classe. Ceux que je croise sur mon chemin aujourd’hui me le rappellent. Il n’y avait, semble-t-il, pas moyen de communiquer avec moi. J’étais toujours plongé dans un livre. […] Ni le soleil, ni la lune, ni les filles, ne m’intéressaient alors. Seul le voyage que permet la lecture. Je n’étais jamais rassasié. Je rêvais qu’un jour, j’entrerais dans un livre pour ne plus jamais revenir. C’est ce qui m’est enfin arrivé avec Basho.

Lorsque l’autre jour Le Livre de Poche m’a contactée pour me proposer un partenariat, ils m’ont demandé de choisir dans une liste de cinq titres, parmi lesquels se trouvait ce roman, dont le résumé m’a fort intriguée. Je ne savais absolument rien de Dany Laferrière, et j’y suis donc allée à l’instinct…

Le narrateur est le plus rapide « titreur » d’Amérique. Il s’assoit, et hop, un titre lui vient. Le dernier en date : Je suis un écrivain japonais. Mais le tout n’est pas d’avoir un bon titre : il faut aussi écrire le livre, car les gens l’attendent. Son éditeur, bien sûr. Et les Japonais, qui s’agitent. Il faut dire qu’il y a de quoi s’étonner : un noir, à Montréal, qui se prend pour un écrivain japonais !

Que voilà un bien curieux petit roman, que j’ai envie de qualifier d’OLNI — Objet Littéraire Non Identifié. Le maître mot de Dany Laferrière semble être la désinvolture, et il se plaît à aller de-ci, de-là, au gré de ses pensées, sans réelle structure narrative, entraînant derrière lui un lecteur parfois un peu décontenancé. Le roman prend ainsi, parfois, un tour très étrange, sans autre cohérence que celle d’un flux de pensée qui passe d’un sujet à un autre, créant des sortes de bulles narratives étonnantes, comme l’aventure de Bjork et des peintres vaudou, ou bien des rivalités de pouvoir dans le groupe de Midori. Parfois, l’étrangeté des situations confine à l’absurde, notamment le harcèlement qu’il subit de la part de la communauté japonaise à propos de son livre, qu’il n’a, rappelons-le, toujours pas écrit. Mais un absurde drôle, car l’auteur ne manque pas d’humour. Et puis, à travers tout cela, une réflexion pas dénuée d’intérêt sur la littérature, avec un développement dès le départ sur l’importance des titres des livres, et bien sûr, dans tout le roman, cette question identitaire du nationalisme culturel : a-t-on le droit, alors que l’on est né en Haïti et qu’on vit à Montréal, de se dire écrivain japonais, simplement parce qu’on aime (qu’on est obsédé par) Bâsho ? J’avoue, je pense que je suis passée à côté de certaines choses, car je ne connais pas grand chose à la littérature japonaise. Mais ce n’est pas le plus important : j’ai passé un très bon moment, un peu en dehors du monde, avec ce roman bizarre…

Je suis un écrivain japonais

Dany LAFERRIERE

Grasset, 2008 (Livre de Poche, 2012)

Ce qu’il advint du sauvage blanc, de François Garde

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Ces détails, monsieur le Président, pour vous convaincre des mérites de ce garçon. Il n’est certes pas imbécile, j’en suis désormais tout à fait certain. Il n’apprend pas notre langue comme le ferait un nourrisson ou un étranger : il la retrouve en lui. Il redécouvre ce qu’il a toujours su, puis oublié sur des plages australiennes. Je ne sais pas trop quelles conclusions en tirer. Le cas est si singulier que j’ai voulu le consigner de mon mieux. Des savants pourront construire des théories, je leur livre, par votre intermédiaire, le fait brut. 

Contrairement à certains, ce que j’apprécie dans les partenariats c’est d’être à l’occasion orientée vers des ouvrages vers lesquels je ne serais pas forcément allée de moi-même parce qu’ils ne sont pas spécialement dans ce que j’ai envie d’appeler ma ligne éditoriale. Mais parfois, c’est bien aussi de sortir de ses goûts habituels et des sentiers balisés. Prenons celui-là : il est arrivé dans ma livraison « Prix Landerneau », et il est plus que certains que sans ça, je ne l’aurais jamais lu. Et je serais passée à côté de quelque chose.

Ce roman est fondé sur une histoire vraie. Au milieu du XIXème siècle, le jeune matelot Narcisse Pelletier, qui s’est éloigné du groupe de marins descendu à terre pour chercher de l’eau, est abandonné sur une plage sauvage d’Australie. Il est recueilli par une tribu d’autochtones, et pour survivre, il doit s’adapter à sa nouvelle vie, loin de celle qu’il connaissait jusque-là. Dix-sept ans plus tard, il est retrouvé par hasard par des Anglais : nu, tatoué, il ne sait plus ni parler d’autre langue que celle des « sauvages », ni même son nom. Il est confié au géographe Octave de Vallombrun, qui va tenter de le réadapter à la civilisation européenne.

Quelle excellente surprise que ce roman qui, pour un premier, est une véritable réussite ! Sur un sujet qui n’est, a priori, pas plus original que ça, l’auteur nous entraîne dans une histoire anthropologiquement passionnante. Car ce roman est très loin d’être une robinsonnade de plus, non seulement parce que le héros n’est pas un naufragé, mais surtout parce que là où Robinson met toute son énergie à garder le contrôle et à organiser sa vie selon les codes de la civilisation dont il est issu, Narcisse, lui, va devoir abdiquer cette volonté pour survivre. Le style du roman, vif, nerveux, sans fioriture inutile, donne toute sa force à une construction narrative particulièrement intéressante puisqu’elle met en regard d’un côté, dans un récit à la première personne, la progressive intégration de Narcisse à la tribu et la perte progressive (même si on ne va pas au bout) de son polissage civilisationnel, et de l’autre, dans les lettres d’Octave adressées au Président de la Société de Géographie, son réapprentissage des codes (au prix par contre d’une légère incohérence, lorsqu’ils raconte au Président, avec moult détails, une séance à laquelle il était présent : ce n’est pas très vraisemblable, même si par une pirouette l’auteur le justifie). Du coup, les deux modes de vie sont étroitement liés par ce va-et-vient dans l’esprit du lecteur, qui ne peut que s’interroger sur la relativité même de la notion de civilisation. Que vaut-il mieux ? La liberté (notamment sexuelle) des « sauvages » ou le carcan parfois hypocrite de la civilisation ? Certaines scènes sont, sur ce sujet, particulièrement drôles et touchantes à la fois. On sent évidemment poindre, de manière implicite, le fameux « mythe du bon sauvage » en germe chez Montaigne et particulièrement évident au XVIIIème : on ne peut s’empêcher de penser à Diderot et au Supplément au voyage de Bougainville qui fait l’éloge d’une loi naturelle supérieure aux lois civiles et religieuses, et d’ailleurs Octave fait lui-même référence à Bougainville et à Aotourou dans une de ses lettres. D’ailleurs, on remarquera que les dits « sauvages » accueillent parmi eux le jeune garçon, le nourrissent, l’intègrent à la tribu, et quand on pense au sort réservé aux tribus découvertes par les dits « civilisés », ça laisse rêveur. Mais comme dit Montaigne, « Chacun appelle Barbarie… ».

Outre cette question anthropologique, le roman pose avec beaucoup d’habileté (et d’originalité) une question qui semble-t-il est à la mode actuellement : celle de l’identité et de la mémoire/amnésie. ET les résultats de l’enquête de Vallombrun sont finalement très éclairants à ce sujet, mais pour les connaître, il vous faudra lire le roman…

Bref, un roman brillant, que je vous recommande chaudement tant il m’a enchantée !

Ce qu’il advint du sauvage blanc
François GARDE
Gallimard, 2012

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