Les coulisses du critique

J’ai trouvé ce tag chez Cuné, et je l’ai trouvé tellement intéressant que je n’ai pas résisté à l’envie de m’auto-taguer ! C’est un tag qui, comme son nom l’indique, s’invite dans les coulisses du blog…

1. Avis, Critique, Recension et/ou Ressenti ?
Recension, non, j’en ai fait à une époque et résolument ce n’est pas ça. Je dirais un peu un savant mélange, dont les proportions diffèrent en fonction des ouvrages et des périodes de ma vie : parfois je suis plus dans le ressenti parce que le livre a touché quelque chose en moi, d’autres fois plus dans la critique avec tout un tas de mots savants (mais de moins en moins avec le temps). En fait, je pense toujours à cette citation d’Anatole France : Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’oeuvre. Ce  qui m’intéresse ce n’est pas de dire qu’il y a beaucoup de métaphores (je caricature) mais d’exprimer ce que j’ai vécu, si l’ouvrage m’a touchée, a fait écho en moi, m’a fait vibrer, m’a remuée, m’a questionnée (et sur quoi et comment et quelles réponses), m’a fait grandir, réfléchir, mûrir, changer. Ou bien m’a agacée, ennuyée, révoltée, peinée… En fait je me rends compte que mes billets, au fil du temps, sont de plus en plus personnels, et que mes lectures deviennent la matrice de réflexions existentielles ou littéraires plus vastes que l’ouvrage en lui-même.

2. Le choix du livre
J’y vais purement à l’instinct, à tous les niveaux. Du coup c’est difficilement explicable comme méthode car ça n’a strictement rien de rationnel, mais le fait est que l’essentiel du temps, je tombe sur le livre qu’il me faut et qui correspond aux fluctuations de mon âme ou à mes questionnements existentiels du moment (c’est d’ailleurs assez fou parfois, j’ai l’impression que l’Univers fait venir à moi ce dont j’ai besoin pour me nourrir au moment où j’en ai besoin) ! Du coup, certains ouvrages patientent des mois (voire des années) avant que je « sente » que c’est le bon moment, d’autres sont lus à peine arrivés chez moi !

3. Cas particulier : parfois, pas besoin de choisir, les livres viennent à toi via les SP, ou Service de presse.
C’est le cas de 90% de mes lectures et ça ne change strictement rien, puisque je choisis mes SP à l’instinct : s’il s’agit d’une proposition précise sur un ouvrage, je dis oui ou non ; si c’est un éditeur qui m’ouvre tout son catalogue et me propose de piocher, je pioche ce qui fait frémir un truc chez moi. Quant aux SP sauvages (aka l’envoi de trucs que je n’ai pas demandé) c’est variable : soit l’attaché de presse connaît plutôt ce qui est susceptible de me plaire et ça peut fonctionner (et ça fonctionne parfois même très bien), soit c’est complètement à côté et je ne le lis pas… Parfois aussi je réclame, notamment les essais parce que c’est un genre qu’on propose jamais aux blogueurs, et d’ailleurs on n’en trouve pas énormément sur les blogs, mais moi j’en lis beaucoup !

4. Mettre ou ne pas mettre la quatrième de couverture ? That is the question
Je ne la mets pas, jamais, de même que je ne me sers pas des communiqués de presse. Je fais mon propre résumé.

5. Prise de note
Oui, je lis toujours avec un crayon à papier à proximité, et en début de lecture je colle des post-it au début du livre pour pouvoir noter tout ce qui me passe par la tête au cours de ma lecture ; parfois c’est beaucoup de choses, parfois c’est moins. Dans le corps du texte, je note également les passages qui me semblent importants.

6. Rédaction
Directement à partir des notes, avec un schéma un peu rigide : photo mise en scène/citation/mise en contexte (pourquoi, comment, de quelle humeur j’étais)/résumé/avis/informations et éventuellement liens. En général, ça me prend une petite heure pour mettre en ordre toutes mes notes.

7. Serré ou plutôt long ?
Plutôt serré, surtout en ce moment. Après, il arrive que certains ouvrages suscitent plus de réflexions que d’autres…

8. Divulgâcher, moi ! Jamais
Ah non, jamais !

9. Ils en pensent quoi les autres blogueurs ?
Forcément, ça m’intéresse de savoir ce que d’autres ont écrit sur le livre en question, mais sauf si c’est justement un article de blog qui m’a donné envie de le lire, j’ai tendance à ne m’intéresser à ces avis qu’après ma propre lecture et la rédaction de l’article pour ne pas être influencée. Je trouve ça d’autant plus intéressant quand les avis divergent, bien sûr : ce qui n’a pas plu dans un ouvrage qui m’a totalement chamboulée, ou inversement ce qui a touché dans un livre qui m’a laissée de marbre. Les interprétations, les points sur lesquels on insiste peuvent aussi être très différents d’une personne à l’autre !

10. Citation
Oui, en exergue et parfois dans le corps du billet parce qu’un passage m’a particulièrement fait réfléchir…

11. Tager ses billets
J’avoue que je manque un peu de rigueur sur ce point précis…

12. Noter ses lectures
Je sais que certains le font, mais moi non : une note pour moi doit refléter une valeur objective, or je ne fais rien d’objectif…

13. Les affiliations
On m’en propose tout le temps, j’ai accepté celle de Decitre mais franchement, ce n’est pas avec ça que je m’achèterai une grande maison à la montagne. De fait, je tiens mordicus à ce qu’elle ne soit que dans la barre latérale et non dans les billets, afin que ce ne soit pas invasif et n’instille pas le poison du soupçon.

14.  La reconnaissance
Alors évidemment, il y a le nombre de lecteurs, les propositions autour du blog, les compliments, lorsque j’en parle et que les gens disent « oui je connais », mais la plus belle c’est lorsque quelqu’un vient mettre un commentaire quelque temps après un article pour dire que ça l’a incité à lire le livre et qu’il a adoré.

Voilà voilà. Maintenant vous pouvez vous auto-taguer aussi !

L’écrivain et la vie, de Virginia Woolf

L'écrivain et la vieLe romancier — c’est à la fois ce qui le distingue et le met en danger — est terriblement exposé à la vie. Les autres artistes, du moins en partie, se tiennent en retrait ; ils se barricadent dans la solitude pendant des semaines avec un plat de pommes et une boîte de couleurs, ou bien un rouleau de papier à musique et un piano. Lorsqu’ils émergent, c’est pour oublier et se distraire. Mais le romancier n’oublie jamais et il est rarement distrait. Il remplit son verre et allume sa cigarette, il apprécie vraisemblablement tous les plaisirs de la conversation et de la table, mais toujours avec la sensation qu’il est stimulé et manipulé en même temps par la matière dont il tire son art.

Le rangement a du bon : c’est totalement par hasard que j’ai retrouvé ce recueil, entre deux autres livres de Virginia Woolf, dans ma bibliothèque. Depuis combien de temps attendait-il ainsi, bien caché ? Je ne sais absolument pas. Toujours est-il que la surprise était trop belle, et que j’ai immédiatement arrêté de ranger (de toute façon je n’avais plus de cartons) pour m’y plonger.

Ce recueil contient, outre une excellente préface d’Elise Argaud à lire absolument, sept articles de provenances diverses : « Heures en bibliothèque », « La lecture », « De la relecture des romans », « l’art de la fiction », « l’écrivain et la vie », « la chronique littéraire » et « le savoir-faire de l’écrivain ».

Tous abordent, d’une plume vive et alerte non dénuée d’humour, les rapports entre les lecteurs, l’écrivain et le critique/chroniqueur avec la littérature et avec le monde. L’intéressant avec Woolf, c’est la manière dont elle inclut son lecteur dans sa réflexion, et crée avec lui un lien de connivence qui lui permet de dépoussiérer un peu les choses, comme elle sait si bien le faire, d’autant que son expérience d’auteure, de lectrice et de chroniqueuse lui permet d’envisager tous les aspects.

L’ensemble est passionnant et éclairant, mais l’article qui m’a le plus enchantée est celui qu’elle consacre à la chronique littéraire (qu’elle distingue de la critique : le critique est dans l’analyse des oeuvres du passé et la recherche de principes théoriques, alors que le chroniqueur est dans l’évaluation et la recommandation des nouveautés) : nous sommes en 1939 et déjà, en se penchant sur l’histoire du genre, Woolf constate que la pratique ne peut que décliner, minée par le raccourcissement des articles et l’augmentation de leur nombre, si bien qu’elle ne sert plus à rien, ni au lecteur (perdu dans les avis contradictoires sur une même oeuvre) ni à l’auteur (qui a besoin d’un avis éclairé sur son travail pour progresser), ni à l’éditeur, ni même au chroniqueur, frustré de ne pas pouvoir faire son travail correctement. La « solution » que propose Woolf est un enchantement, et je vous laisse la découvrir par vous-même !

La sérendipité a vraiment du bon, car au milieu de mes cartons ce recueil m’a totalement passionnée et interrogée sur la littérature !

L’Écrivain et la vie
Virginia WOOLF
Traduit de l’anglais et préfacé par Elise Argaud
Payot et Rivages, 2008

Le Titanic fera naufrage, de Pierre Bayard

Le Titanic fera naufrageOn n’en finirait pas en effet de dénombrer les oeuvres littéraires, relevant de genres variés, qui, avec une plus ou moins grande précision, semblent décrire le futur et donner le sentiment que l’auteur a disposé un moment d’un accès privilégié à des événements qui ne se sont pas encore produits.

Nous en avons déjà parlé : tout ce qui tourne autour de l’écriture prédictive me fascine. Pierre Bayard aussi, manifestement, puisqu’il ne cesse d’interroger le sujet : après Le Plagiat par anticipation (non chroniqué) et Demain est écritil clôt sa trilogie sur le sujet avec Le Titanic fera naufrage, dont le titre, par sa forme, n’est pas sans rappeler celui de la célèbre pièce de Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, en abordant la manière dont certaines oeuvres semblent prédire, anticiper, prophétiser des événements historiques.

Prenant comme fil rouge le naufrage du Titanic et la manière dont apparemment cet événement avait été prévu par des écrivains, en particulier Morgan Robertson, il interroge son sujet en trois temps, multipliant les exemples. D’abord, les faits : nombreux sont les cas où les écrivains racontent des choses qui ne se sont pas encore produites, que ce soit sur le plan politique (Kafka) ou scientifique (Jules Verne) ou qu’ils racontent des catastrophes humaines (Poe) ou naturelles (Frankétienne). Plusieurs hypothèses sont alors possibles : les coïncidences (Houellebecq), le biais de confirmation (Tom Clancy), la loi de Murphy (Franz Werfel) ou encore la théorie des univers parallèles (Eugène Zamiatine). Quoi qu’il en soit, quelles sont alors les conséquences que l’on pourrait en tirer ? Une république des lettres et un rôle accru des écrivains dans la vie publique (Wells) ? Une science sous contrôle (Kurosawa) ? Une nouvelle stylistique (Heidner) ? Une nouvelle histoire littéraire et artistique (Godard) ?

Tout cela est évidemment passionnant : avec le talent (et le sérieux) qu’on lui connaît, Bayard ouvre le champ des possibles, analyse, raconte, questionne, et en tout cas fait bouger les lignes de notre perception du monde — et de la littérature, même si à l’occasion l’auteur sort du strict champ des lettres pour s’aventurer dans ceux du cinéma et de la peinture. Pas d’écrivains véritablement voyants, pas non plus d’écrivains sorciers provoquant les événements en les écrivant : l’idée est plutôt que, plus sensible au monde que beaucoup, celui qui écrit est capable de faire des prédictions (c’est-à-dire d’envisager rationnellement ce qui peut se passer à partir de ses analyses) ou d’avoir des prémonitions des événements à venir, tout comme les sismographes enregistrent les pré-secousses qui annoncent les tremblements de terre.

Troublant, déconcertant, fascinant, cet essai donne vraiment à réfléchir et éventuellement à s’inquiéter à la pensée des prédictions latentes qui dorment dans certains textes.

Le Titanic fera naufrage
Pierre BAYARD
Minuit, 2016

Le fantastique féminin, un art sauvage d’Anne Richter

Le fantastique fémininAinsi, comme un fil rouge, courent les mythes et les rêves, à travers le vaste domaine des conteuses fantastiques modernes. La Belle et la Bête, le Paradis perdu, le monstre de Frankenstein, l’homme-tigre, la femme-panthère, la fille de verre, l’oiseau qui es-tu ; images révélatrices d’un art des profondeurs, fasciné par les grandes images primitives que nous portons en nous. Art fondamental, car il dévoile l’aspect le plus archaïque mais aussi le plus persistant de la personnalité. Il est cette pensée au-delà de la pensée dont parle Jung, lorsqu’il affirme : « au-dessus de notre intellect, il existe une pensée qui revêt la forme des symboles plus vieux que l’homme historique. La vie n’est possible dans toute sa plénitude qu’en accord avec elle. »

Aujourd’hui, un petit essai de critique littéraire histoire de se dérouiller un peu les neurones. Ça leur fait du bien, parfois…

Le propos de cet essai, qui date à l’origine de 1984, est d’analyser les grands schèmes du génie créateur féminin, et constitue donc un voyage dans la littérature féminine sous l’angle du « fantastique » pris au sens large, par une série d’analyses d’oeuvres d’écrivaines de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, en faisant un petit détour par la représentation de l’héroïne fantastique dans le regard des hommes.

Très intéressant, ce petit essai s’adresse à tous, car il parvient à rester très accessible voire presque pédagogique ; voyage dans l’histoire de la littérature, il nous présente, de manière simple, les aspects essentiels des romans et nouvelles aussi bien d’auteures extrêmement connues que d’autres plus confidentielles, s’attachant à mettre en évidence les invariants : le rêve et l’imagination, l’animalité, l’importance de la nature ; d’ailleurs, il me semble qu’il aurait peut-être été plus efficace de construire l’ensemble sur les thèmes et motifs plutôt que chronologiquement et auteure par auteure, mais c’est mon côté comparatiste qui veut ça, or Anne Richter n’étant pas comparatiste, nos méthodologies diffèrent. En tout cas, c’est un essai qui suscite la réflexion, notamment par son aspect assez féministe, mais un féminisme qui prend en compte la spécificité du féminin, de sa nature et de son être-au-monde plutôt que de la gommer : finalement, pour les auteures, le fantastique permet de découvrir sa vérité essentielle.

Chemin faisant, et c’est le deuxième effet de cet ouvrage, on a des envies de lecture. Relire Woolf et Karen Blixen. Découvrir un autre texte de Sylvie Germain. Partir à la rencontre de Pierrette Fleutiaux !

Un essai à lire donc, l’esprit ouvert et prêt à faire de nouvelles découvertes !

Le Fantastique Féminin. Un art sauvage
Anne RICHTER
L’Age d’Homme, 2011

Le romancier et ses personnages, de François Mauriac

Le romancier et ses personnagesCe que la vie fournit au romancier, ce sont les linéaments d’un personnage, l’amorce d’un drame qui aurait pu avoir lieu, des conflits médiocres à qui d’autres circonstances auraient pu donner de l’intérêt. En somme, la vie fournit au romancier un point de départ qui lui permet de s’aventurer dans une direction différente de celle que la vie a prise. Il rend effectif ce qui n’était que virtuel ; il réalise de vagues possibilités.

Je ne sais pas pourquoi, subitement, l’autre jour, j’ai eu envie de relire ce texte que j’avais découvert lorsque j’étais en khâgne, cela commence à faire un bout de temps. Le fait est que je n’aime guère Mauriac : comme beaucoup, j’ai lu Le Sagouin, puis plus tard Thérèse Desqueyroux, mais ça ne m’a pas plus intéressée que ça ; disons que Mauriac a une vision du monde à tellement d’années lumières de la mienne que ça a du mal à passer. Mais. Mais ce texte, au contraire de ses romans, m’a durablement marquée.

Il est précédé d’une très intéressante préface de Danièle Sallenave (écrivaine que j’ai découverte en khâgne également, et dont les textes théoriques m’ont beaucoup marquée), qui montre comment le personnage de roman, quoi qu’on fasse, est au centre du genre narratif, qu’il est à l’origine du geste créateur, et qu’il résistera à toutes les tentatives de le tuer (notamment celles du Nouveau Roman, pour qui le personnage fait partie des « notions périmées » dont il faut se débarrasser).

Mauriac, quant à lui, part de l’orgueil du romancier qui, à l’instar de Dieu, voudrait être démiurge, mais dont l’activité n’est en fait que mimétique : il imite Dieu en pensant retranscrire la symphonie humaine, mais en réalité, les lieux qu’il décrit, les personnages qu’il fait agir, sont tous à des degrés divers empruntés au réel, quoique souvent à son insu. Et s’il échoue a rendre cette complexité de la vie, c’est aussi parce que son rôle, c’est surtout de s’interroger sur un de ses aspects, et avec lui le lecteur, et c’est la raison pour laquelle un auteur travaille souvent toute sa vie sur une oeuvre unique, le chef-d’oeuvre qui est profondément enfoui en lui, et dont tous les autres ne sont que des espèces de brouillons.

Ce qui est intéressant dans ce texte, si on met de côté le point de départ un peu trop religieux et critique (laissons donc Dieu tranquille), c’est la manière dont, à partir de sa propre expérience de romancier, Mauriac parvient à cerner la création romanesque dans son essence et son universalité. C’est parfois assez désabusé, lorsqu’il parle de la « faillite » du romancier, même des plus grands, et en même temps optimiste, et finalement très proustien lorsqu’il rejoint la grande idée du « livre intérieur » que nous cherchons en nous, sans toujours le trouver. Contrairement à ce que le titre pourrait faire croire, il ne parle pas uniquement des personnages, mais le personnage étant à l’origine du geste créateur et de tout roman, il est aussi à l’origine de toute réflexion sur l’écriture romanesque.

Particulièrement éclairantes sont les pages du début, lorsque Mauriac montre comment le réel imprègne le romancier parfois malgré lui, fermente de manière souvent inconsciente, et se retrouve plus tard transformé en fiction, sans que l’écrivain sache toujours d’où « ça » vient, d’où son incompréhension lorsque tel ou tel se plaint de s’être reconnu dans un personnage.

Un texte que tout le monde doit lire : les romanciers, ceux qui s’intéressent à la création, et aussi les juges qui ont en charge les multiples plaintes en violation de la vie privée que déposent les gens qui croient se reconnaître dans les romans, alors que c’est souvent beaucoup plus compliqué que ça !

Le Romancier et ses personnages (1933)
François MAURIAC
Préface de Danièle SALLENAVE
Buchet/Chastel, 1990 (Pocket, 1990)

Saisons de papier, de Jean-Paul Enthoven

saisons de papierJe sais, mieux que personne, que rien n’est plus périssable que le contenu d’un journal ou d’une revue. Mais j’ai eu envie, soudain, de revisiter ces saisons de papier au moment où leur déclin se précipite.
Il n’est pas certain, d’ailleurs, que la partie soit,à terme, complètement perdue : ne suffit-il pas d’un seul lecteur, parfois, pour que le miracle de la transmission s’accomplisse ? Pour qu’un enthousiasme se prolonge dans l’enthousiasme d’un autre ? Pour qu’une oeuvre, signalée par un bon passeur, entre soudain en composition avec l’esprit d’un inconnu, y précipite quelque révélation, et décide de son avenir ?

Après Beigbeder, c’est au tour de Jean-Paul Enthoven (et toujours chez Grasset),  de nous livrer des morceaux choisis de ses exercices de critique littéraire. Cela semble d’ailleurs être dans l’air du temps, pour les écrivains qui publient aussi dans la presse, d’en faire des volumes de morceaux choisis, pour mon plus grand bonheur en général.

L’objet à de quoi impressionner : plus de 600 pages, presque d’autant d’articles dont l’éclectisme saute aux yeux : des entretiens, des critiques, des portraits, des réflexions de fond, des éloges et des blâmes, des écrivains emblématiques et d’autres tombés dans l’oubli et qu’il s’attache à remettre en lumière. Borges (assez ambigu), Fumaroli, Chateaubriand, Fitzgerald, Nimier, Pessoa, Nourrissier, Leiris, d’Ormesson, Sagan, Roché, Bourdieu, Baudrillard, Kafka, Kundera, Maupassant, Flaubert, Proust bien sûr… A l’ordre chronologique, l’auteur substitue la réunion en familles d’écrivains : dandysmes, mélancolie, les grands vivants, la mauvaise réputation, héroïnes, Amours, amitiés, passions, leurs figures, idées, idéologies.

Evidemment, c’est fascinant et passionnant : nourri d’une grande culture, d’une vraie sensibilité et d’un amour évident pour les livres et leurs auteurs, ce recueil est en lui-même un stimulant morceau de littérature dans lequel Enthoven redonne ses lettres de noblesse à la critique, souvent décriée, mais qui est pourtant un véritable genre littéraire. Ne s’interdisant pas de dire « je », il exerce cet art tel que le voulait Anatole France : « le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chef-d’œuvres », et c’est aussi son portrait, de lecteur et d’homme, qu’il nous livre ici. Voyage dans la littérature, cette anthologie donne bien sûr furieusement envie de lire, de se replonger dans certains classiques, de découvrir certains auteurs oubliés — et c’est bien là son seul défaut !

Passionnant, stimulant, un livre dans lequel grapiller, un petit peu chaque jour, pour se convaincre encore une fois (si besoin était) que la littérature, c’est la vie !

Saisons de papier
Jean-Paul ENTHOVEN
Grasset, 2016

Demain est écrit, de Pierre Bayard

Demain est écritOr est-il interdit de poser autrement les choses et de se demander dans quelle mesure l’oeuvre ne serait pas, au moins dans certains cas, influencée par l’avenir plutôt que par le passé ? Pourquoi penser toujours les faits dans le même sens, en se refusant à prendre en compte les forces qui s’exercent sur nous depuis le futur, alors même que de nombreuses oeuvres et les expériences communes que chacun peut faire pour son compte en portent les traces manifestes ?

Une de mes dernières marottes, c’est l’écriture prédictive ou les précognitions littéraires, appelez ça comme vous voulez. A vrai dire, le sujet m’a toujours fascinée, mais depuis quelque temps non seulement je suis tombée sur plusieurs textes abordant la question, mais j’ai moi-même écrit un bout de roman dont certains événements se sont plus ou moins ensuite reproduits dans la réalité. Depuis, je me méfie de ce que j’écris, d’ailleurs. Bref, toujours est-il que cet essai de Pierre Bayard était depuis longtemps sur ma liste, à cause de son sujet, et à cause de Pierre Bayard, dont les théories ont tendance à secouer le cocotier de la pensée facile, et à faire regarder les choses sous un autre angle, ce qui est toujours bienvenu.

Encore une fois, le parti-pris est celui du paradoxe: et si, au lieu d’être influencée par le passé (hypothèse habituelle de la psychanalyse et de la critique biographique), l’oeuvre était influencée par le futur, l’écriture précédant l’événement ?

A partir de l’exemple privilégié de Wilde mais aussi de nombre d’autres parfois étonnants, Pierre Bayard mène une réflexion organisée comme une dissertation. Après avoir, dans la première partie, montré plusieurs cas où l’écriture précède la vie en ce qui concerne des événements comme des rencontres amoureuses ou des accidents, il cherche des explications : l’hypothèse irrationnelle (un peu trop rapidement bottée en touche), l’hypothèse rationnelle, l’hypothèse freudienne et, la plus fascinante, l’hypothèse littéraire, où se côtoient deux modèles : le modèle proustien (l’auteur prédit ce qui va se passer) et le modèle wildien (l’auteur provoque ce qui va se passer). Enfin, il aborde les conséquences : de nouvelles formes de chronologies et de temps du récit, un nouveau style, et surtout un nouveau mode de lecture et de critique littéraire.

C’est, évidemment, lumineux, même si les exemples ne sont pas toujours les plus probants : ce qui est en jeu ici, ce n’est pas seulement la littérature, c’est aussi la vie, avec cette hypothèse magnifique des événements-foyers qui sont tellement importants qu’ils ne seraient pas un point dans le déroulé linéaire de notre existence, mais l’orienteraient toute entière. La sensibilité des écrivains, leur attention aux choses, leur permet de les voir venir — à moins que l’écriture n’ait le pouvoir magique de faire advenir les choses. En tout cas, comme disait Wilde : « la vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie ».

Demain est écrit
Pierre BAYARD
Minuit, 2005

Si le sujet vous intéresse, vous pouvez lire aussi :
Paul AUSTER, La Nuit de l’oracle
– Didier van CAUWELAERT, Le Dictionnaire de l’impossible