L’Amour et les forêts, d’Eric Reinhardt

L'amour et les forêtsQuel bonheur que d’écrire, quel bonheur que de pouvoir, la nuit, s’introduire en soi et dépeindre ce qu’on y voit, ce qu’on y sent, ce qu’on entend que murmurent les souvenirs, la nostalgie ou le besoin de retrouver intacte sa propre grâce évanouie, évanouie dans la réalité mais bien vivante au fond de soi et éclairée au loin comme une maison dans la nuit, une maison vers laquelle on laisse guider ses pas, seul, conduit par la confiance, l’inspiration, ses intuitions renaissantes, par le désir de rejoindre cet endroit qu’on voit briller au loin dans les ténèbres, attirant, illuminé, en sachant que c’est chez soi, que c’est là que se trouve enfermé, au fond de soi, ce qu’on a de plus précieux, son être le plus secret.

Ce roman, j’aurais pu ne jamais le lire. A cause de son titre qui ne m’inspirait guère : comme on sait, moi, les forêts, ce n’est pas trop ma came, et le mot lorsqu’il est utilisé dans un titre me fait toujours penser à l’Appel de la forêt de London, une des pires expériences de lecture de ma vie, lecture imposée au collège et qui avait failli le faire mourir d’ennui. Heureusement, mue par l’intuition, j’ai lu le résumé dans Lire… et je n’ai pas résisté.

Tout commence par une lettre, que reçoit l’auteur : envoyée par une de ses lectrices, elle le touche profondément de par la manière qu’elle a de parler d’un de ses romans précédents. Alors, une fois n’est pas coutume, il décide de la rencontrer. Une première fois, puis une deuxième fois qui sera la dernière, et c’est là que Bénédicte Ombredanne dévoile l’étendue du désastre qu’est sa vie.

Ce roman m’a littéralement bouleversée, car il a remué en moi à la fois mes peurs les plus intimes et mes aspirations les plus grandes. Autrement dit, il m’a fait verser des litres de larmes. D’abord parce qu’il s’agit d’un magnifique portrait de femme, une femme fragile engluée dans un quotidien que l’on devine au départ peu gai et que l’on découvre peu à peu proprement effroyable. Le tour de force ici est pour l’auteur de parvenir au coeur même du processus du harcèlement et de la violence morale dans un couple qui devient une prison dont on ne peut pas s’échapper : évidemment, on a envie de la secouer, Bénédicte, de lui dire que rien n’est perdu, que le bonheur ne lui a pas tourné le dos et qu’il faut qu’elle saisisse sa chance. Qu’il faut qu’elle se révolte. Mais on sait bien aussi que si c’était aussi simple aucune femme n’aurait à subir cette annihilation de l’amour propre qui petit à petit donne tout le pouvoir au monstre qui est en face. Car le monstre détruit toute estime de soi, pas à pas, au point que la victime finalement se perd et se dit qu’elle ne mérite pas mieux. Parfois elle finit par se ressaisir, parfois non, et elle se laisse glisser dans le néant. Les émotions sont intenses, vives : une peine profonde pour Bénédicte. Une haine absolue, farouche pour le monstre qu’elle a épousé.

Pourtant, ce n’est pas vraiment un roman sur le harcèlement, ici surtout métaphorique. Et ce n’est pas un roman complètement sombre. Quelques lueurs apparaissent ça et là. L’amour et les forêts. Et surtout, la littérature : Bénédicte Ombredanne est le personnage essentiel de ce récit, mais la présence forte d’un autre personnage, l’auteur, permet d’échapper à la pesanteur absolue. Le roman s’ouvre sur une extraordinaire bulle autoréflexive, où il commente son roman Cendrillon, revenant sur le vertige métaphysique qui en est le sujet : qui serais-je si je n’étais pas devenu moi, si j’avais fait d’autres choix que ceux qui m’ont mené à être là où je suis aujourd’hui ? Fascinant, et finalement parfaitement cohérent avec la suite, qui est finalement, aussi, une réflexion sur le bonheur, sur le pouvoir des livres, ceux qu’on lit et ceux qu’on écrit, et qui quelque part nous sauvent, notamment lorsque la fatigue existentielle fait qu’échapper au réel devient un besoin vital.

Car il s’agit bien, ici, d’une réflexion sur le réel, et ce qu’il fait à nos rêves, à nos désirs d’absolu et de lumière. Comment ceux qui veulent habiter poétiquement le monde finissent par devoir le déserter. Comment on devient mélancolique. Et comment, finalement, notre vrai moi se trouve ailleurs…

Un petit bijou donc que ce roman, très dur il est vrai, très douloureux, et pourtant étrangement lumineux, comme une sorte de soleil noir. Un roman en tout cas qui a pleinement sa place sur la première liste du Goncourt et qui j’espère y restera jusqu’au bout, voire plus. Un roman que je conseille sans modération aucune !

L’Amour et les forêts
Eric REINHARDT
Gallimard, 2014

challengerl201413/18
By Hérisson

Charlotte, de David Foenkinos

CharlotteIl existe un point précis dans la trajectoire d’un artiste.
Le moment où sa propre voix commence à se faire entendre.
La densité se propage en elle, comme du sang dans de l’eau.

J’avais été assez sévère avec le dernier roman de Foenkinos. Mais c’est parce que, comme on dit, qui aime bien châtie bien, et ça ne voulait pas dire que je n’aimais plus cet auteur. Au contraire, j’étais très curieuse de découvrir Charlotte, et je me suis un peu précipitée dessus, afin de pouvoir le lire sans être parasitée par la déferlante d’articles que ne manquera pas de susciter ce roman, ayant l’intuition qu’il s’agissait d’une oeuvre pas comme les autres. Il faut dire que Bernard Lehut, sans trop en dire, avait su achever de me convaincre :

Donc, Charlotte. Après une enfance à Berlin marquée par la fatalité et la mort, Charlotte, qui porte jusque dans son prénom cette lourde histoire familiale, se découvre un talent pour le dessin et la peinture. Mais elle est juive (même si de fait elle ne sait rien de cette religion dans laquelle elle n’a pas été élevée) à une époque où les juifs sont exclus progressivement par les nazis de toutes les sphères de la société allemande. Elle tombe amoureuse, avant de devoir tout quitter pour se réfugier en France, auprès de ses grands-parents qui espèrent ainsi la sauver de la barbarie. C’est là qu’elle compose son œuvre picturale autobiographique, qu’elle met à l’abri avant d’être rattrapée par le Mal et d’être assassinée par les nazis, alors qu’elle est enceinte de quatre mois.

Le moins que l’on puisse dire c’est que dans ce roman, Foenkinos ne fait pas du Foenkinos, tant on est loin de ce à quoi il nous avait habitués ; j’irai même jusqu’à dire que si le roman nous avait été proposé en aveugle, sans nom d’auteur, bien malin aurait été celui qui l’aurait reconnu. Toi qui ouvre ce livre, abandonne tout espoir d’en sortir indemne : c’est sombre, bouleversant, poignant, grave. D’emblée, on est happé par le choix formel : des phrases courtes, incisives et percutantes comme autant de coups de poings, présentées en vers libres ; la lecture se fait en apnée, dans un sentiment d’urgence renforcé par l’utilisation du présent narratif. Un long poème qui nous retrace ce destin brisé d’une femme marquée dès le jour de sa naissance par la fatalité et qui parvient, du fond de l’abîme, au milieu de l’horreur, à sublimer sa vie par l’art.

Magnifique hommage à Charlotte Salomon, ce roman est aussi le récit d’une quête, et non une biographie : ponctuellement, l’auteur s’invite dans son texte pour nous livrer son cheminement, de sa découverte de l’oeuvre de l’artiste à ses pèlerinages sur les lieux où elle a vécu. La manière dont le roman s’est finalement imposé à lui, comme une nécessité ontologique.

Un grand roman, de ceux qui nous marquent profondément et nous transforment, à lire d’urgence !

Charlotte
David FOENKINOS
Gallimard, 2014

challengerl20145/6
By Hérisson

La lumière des étoiles mortes, de John Banville

la lumière des étoiles mortesDes images du passé lointain se pressent sous mon crâne et la moitié du temps je suis incapable de dire si ce sont des souvenirs ou des constructions de l’esprit. Ce n’est pas qu’il y ait une grande différence entre les deux, si tant est qu’il y en ait une d’ailleurs. D’aucuns affirment que nous inventons à mesure et à notre insu, que nous brodons et enjolivons, et j’aurais tendance à être de leur avis, car Mme Mémoire est une grande et subtile hypocrite.

C’est avec ce roman que je lance le grand bal de la rentrée littéraire 2014. Il faut dire : comment résister à ce titre et à cette couverture, absolument magnifiques ?

Alexander Cleave, un comédien de théâtre, a aujourd’hui 60 ans. Il se souvient qu’à l’âge de 15 ans, il a vécu le temps d’un été une histoire d’amour avec une femme de 35 ans, la mère de son meilleur ami. A ces souvenirs se mêlent ceux du suicide de sa fille, dix ans auparavant. Et, dans le présent, on vient de lui proposer un premier rôle dans un film…

Je ne suis pas très satisfaite de ce résumé, et j’ai envie de dire qu’il ne faut pas s’y arrêter, car le roman est beaucoup plus riche que l’histoire qu’il nous raconte. La lumière des étoiles mortes est avant tout une plongée fascinante dans le travail de la mémoire. Comment nous reconstruisons notre passé, comment nos souvenirs sont toujours partiellement fictifs, ces souvenirs-écran qui finalement nous construisent autant que nos expériences réelles. Il y a parfois un hiatus entre le souvenir ancré en nous et la vraisemblance, on se souvient d’événements que l’on sait être faux et on en a pourtant une image précise. Les souvenirs se superposent, parfois infléchis par le rêve et l’imagination. Parfaitement maîtrisé, d’une insondable profondeur, ce roman éminemment proustien est aussi d’une grande poésie, avec des motifs récurrents, comme celui de Vénus ; mais si en le lisant on pense à la mythologie, c’est évidemment le nom d’Oedipe qui vient à l’esprit, avec cette histoire étrange d’une femme de 35 ans qui prend pour amant le meilleur ami de son fils, histoire qui met mal à l’aise bien sûr, d’autant que l’on s’interroge longtemps sur le personnage féminin, incompréhensible et énigmatique, mais qui s’éclaire un peu à la fin. Certains passages sont déchirants, et j’ai souvent eu les larmes aux yeux.

Je conclurai en disant que ce roman absolument fascinant est l’un des indispensables de cette rentrée littéraire. Cela commence donc très fort, comme vous le voyez !

La Lumière des étoiles mortes
John BANVILLE
Robert Laffont, Pavillons, 2014 (sortie le 21 août)

challengerl20141/6
By Hérisson

La Nuit de l’Oracle, de Paul Auster

La nuit de l'oracleÇa ne veut rien dire, Sid. Sinon que tu as le cerveau un peu fêlé. Et je suis tout aussi fêlé que toi. Nous écrivons des livres, non ? Que peut-on attendre d’autre de gens comme nous ?

Je trouve qu’il y a quelque chose de décadent à lire un roman de Paul Auster, le grand amoureux de New-York, dans un parc londonien. Pourtant, il était exactement adapté au moment : alors que je ne cessais moi-même de prendre des notes dans mon carnet, je lisais l’histoire d’un écrivain qui écrit dans un carnet (voilà pour la première mise en abyme)…

Après un long séjour à l’hôpital, le narrateur n’est plus que l’ombre de lui-même, comme si à 34 ans il était subitement devenu un vieillard. New-York, sa ville, est devenue pour un parcours d’obstacles. Mais, dans l’espoir de se remettre à écrire, il entre un jour dans une nouvelle papeterie pour acheter du matériel, et a le coup de foudre pour un carnet, en apparence banal mais qui l’attire irrésistiblement — et, sitôt rentré chez lui, il se met à écrire sans pouvoir s’arrêter.

Je suis toujours subjuguée par les textes de Paul Auster, mais là, j’ai juste envie de crier au chef-d’oeuvre, rien de moins. On sait combien j’aime les histoires d’écrivains, et dans ce roman Auster traite ce thème de manière absolument magistrale, utilisant comme personne les vertiges de la mise en abyme : on lit l’histoire d’un narrateur qui prend des notes pour un futur roman dans un carnet ; dans ce roman, il est question d’un manuscrit, qui s’intitule La Nuit de l’oracle : la mise en abyme est donc double, et elle se multiplie puisqu’à l’occasion d’autres morceaux de textes naissent sous nos yeux, dans une sorte d’ébullition créative, et que les longues notes de bas de page constituent elles aussi des petites histoires, qui éclairent l’histoire principale d’un jour nouveau. Ce qui est fascinant ici, c’est que nous ne lisons pas réellement le roman (qui d’ailleurs sera abandonné), mais la manière dont il se construit dans l’esprit de l’écrivain : c’est au coeur même du processus créatif que nous conduit Paul Auster. Mais tout cela n’est pas purement formel, vous vous en doutez : le roman flirte avec le fantastique (on pourrait aller jusqu’à parler de « réalisme magique »), et s’intéresse à un sujet qui me passionne : l’écriture prédictive. On sait que, souvent, la littérature s’inspire du réel ; mais, parfois, c’est l’inverse, et c’est la fiction qui s’actualise, comme si l’écrivain savait certaines choses avant qu’elles ne se produisent, sans en avoir conscience, ou bien, plus inquiétant, comme si le fait de les écrire provoquait les événements, par une sorte de sorcellerie évocatoire. Le pouvoir des mots est implacable.

Ce roman vertigineux, qui explore la frontière poreuse entre le réel et la fiction, est donc un gros coup de coeur, et je ne saurais trop vous conseiller de vous précipiter pour le lire !

La Nuit de l’oracle
Paul Auster
Actes Sud, 2004

Lu (il y a longtemps) par Stephie, Leiloona, Keisha

[la valise de l’été] Le Principe de Pauline, de Didier van Cauwelaert

Principe de Pauline Didier van CauwelaertEst-ce un hasard, un signe, ou bien le fruit d’une préméditation ? Quelqu’un a-t-il déposé exprès notre livre sur cet étal au-dessus de la Seine, en face de mon lieu de travail, à côté du parapet où je viens m’accouder six fois par jour pour ma pause cigarette ? Je n’ai plus de nouvelles de Maxime depuis si longtemps. Quant à Pauline… Je croyais que j’avais enfin réussi à l’oublier. Les battements de mon cœur et le sourire idiot qui vient de me faire avaler un moucheron sont la preuve du contraire.

Vous vous doutez bien de ce qui s’est passé avec ce roman. Mercredi lorsque je suis rentrée de vacances, il m’attendait sagement dans ma boîte aux lettres, et non seulement il a grillé la priorité à la foule des livres qui attendent d’être lus, mais il m’a même fait mettre de côté ma lecture en cours, qui me plaît pourtant beaucoup, mais on ne fait pas attendre Didier van Cauwelaert. Avis à la population.

Alors, de quoi est-il question dans ce cru 2014 ? D’amour fou et d’amitié.

Quincy Farriol, écrivain raté au nom improbable, achète sur les quais un exemplaire de son propre roman paru vingt ans plus tôt. Mais pas n’importe quel exemplaire : celui qu’il avait dédicacé à Maxime et Pauline. Et cette dédicace fait resurgir des souvenirs qu’il croyait effacés.

Alors, je vous entends déjà me dire que je ne suis pas du tout objective avec cet auteur, et je n’en disconviendrai pas, je connais mes faiblesses. Mais tout de même : nous avons là un très bon cru, plus dans la veine des Témoins de la mariée que de La Femme de nos vies par sa légèreté primesautière, qui n’empêche pas, comme d’habitude avec l’auteur, une certaine gravité et une grande tendresse. Roman d’amour fou et d’amitié, ai-je dit : le principe de Pauline, le personnage féminin au cœur de ce trio/triangle, est qu’ils s’enrichissent mutuellement, et que de l’amour naît l’amitié ; mais pas au sens où on l’entend habituellement, en tout cas pas seulement. Ici, l’amour qu’ils portent à la même femme est aussi la base d’une solide amitié entre les deux hommes que pourtant tout oppose, l’écrivain déprimé et le truand au grand cœur dont l’amitié est parfois embarrassante. Cela donne des scènes drôles, cocasses, mais aussi émouvantes voire… troublantes et surprenantes. Mais ce triangle amoureux et amical, ressort essentiel du roman, n’en fait pas toute la richesse, car si nous avons un narrateur écrivain, c’est aussi parce que le roman explore la question de l’écriture. Alternant le passé et le présent, la narration met en place une mise en abyme d’une partie de l’histoire, qui a déjà été écrite dans l’un des romans de Quincy, et interroge le lien de l’écriture avec le réel, le mensonge et la vérité romanesques : « la vérité d’un roman, ça n’a rien à voir avec l’exactitude des faits », dit Quincy à Maxime qui lui reproche son remodelage des événements. Alors que l’enjeu de l’écriture est exactement celui-là : « Je corrigeais la réalité, je réinventais ce qui aurait pu être l’aventure de ma vie ».

Si le roman flirte parfois avec le polar, avec en arrière-plan de sombres magouilles politico-mafieuses, c’est avant tout, encore une fois, une grande histoire d’amour. L’amour, le seul, le vrai, l’unique, celui de toute une vie, même si les événements semblent dire le contraire et ne se déroulent pas linéairement, l’amour qui transforme et nous rend meilleur. Un roman profondément optimiste, qui montre que la vie, lorsqu’elle fait resurgir le passé dans le présent pour nous mettre face à nos choix, nous offre une nouvelle chance et un nouveau départ.

Quincy n’est peut-être pas un écrivain d’envergure (encore qu’il joue surtout de malchance), mais c’est un personnage authentique, attachant, romanesque, dans lequel on reconnaît parfois un peu l’auteur, avec son amour pour les vieilles voitures par exemple. Et la fin ne peut qu’émouvoir les êtres sensibles (comme moi !).

Est-il utile de conclure ? C’est un coup de coeur !

Le Principe de Pauline
Didier van CAUWELAERT
Albin Michel, 2014

[la valise de l’été] Le Soldeur, de Michel Field

Michel Field Le Soldeur JulliardChaque fois que je vous appellerai, ce sera pour vous dire un mot que j’aurai choisi. Un mot, et un seul. Borges l’a montré, et tous les dictionnaires en témoignent : un mot, un seul mot, suffit bien pour contenir l’infini de tous les autres. Ce mot sera comme un programme, comme un thème imposé : à vous d’en composer les variations à partir de vos livres.Quand je n’aurai pas envie de parler ou de vous entendre, je vous l’enverrai par texto. Et nous nous retrouverons le lendemain, chez le solder, à l’heure que je vous aurai indiquée. Vous me montrerez les livres que vous avez choisis pour répondre à ma demande. Je pourrai décider de vous en acheter un, ou plusieurs. Les autres, vous les vendrez. Si votre sélection m’étonne ou me séduit, nous prendrons un verre et nous discuterons — mais le mot choisi bornera l’horizon de nos échanges. Sinon, il faudra attendre le suivant…

Une nouvelle facette de la vie du lettré : après les affres de la critique par Arnaud Viviant, voici un roman consacré à la bibliothèque et à ses aléas. Un roman qui, je vous préviens d’entrée de jeu, est un énorme coup de coeur.

L’histoire d’un homme, dont nous ne saurons pas grand chose (à peine peut-on déduire de certaines allusions qu’il est journaliste), qui pour séduire une jeune femme se soumet au jeu cruel qu’elle lui impose : se séparer, pan après pan, de tout le contenu de sa bibliothèque, élément central de son existence.

Le résumé est simple, et en même temps il ne correspond que peu au roman, dont la trame narrative est finalement très ténue, et presque un prétexte. Car l’essentiel, ici, est ailleurs. Les vrais héros de ce roman, ce sont bel et bien les livres, que le personnage chérit de tout son être, de toute son âme, et qui le constituent. Vertigineux d’érudition, ce roman est donc avant tout une plongée dans ce qui pour certains apparaît comme une maladie, bibliophilie, voire bibliomanie, et nous invite à réfléchir sur notre propre relation aux livres. Ces livres qui portent tous une forte charge émotionnelle, car chacun est marqué par un souvenir, les circonstances de son achat, de sa lecture. Ces livres que nous classons, comme nous pouvons, car finalement la science de la bibliothèque n’est pas d’une grande aide face à l’océan à ranger sur les étagères ; qui ne s’est jamais retrouvé face à une forêt de livres à installer ne peut comprendre les merveilleuses pages où le personnage passe en revue les différentes possibilités d’ordonnancement qu’il a essayées au cours de sa vie, après avoir passé beaucoup de temps à choisir le meuble lui-même (et il a une très jolie théorie sur les Billy, que j’ai moi-même élues et j’en suis fort aise). Et puis, au fur et à mesure qu’il rêvasse et qu’il passe en revue le contenu de cette bibliothèque imposante, sa pensée digressive le conduit à approfondir certains sujets : la télévision, la question du genre et l’histoire du féminisme, la sociologie du rugby, la sexualité, la cuisine, la philosophie et la politique, les mots et la langue… sujets éclectiques et parfaitement maîtrisés, qui marquent l’immense culture de l’auteur. Car, oui, Michel Field parle évidemment de lui et de sa bibliothèque, mais chacun pourra projeter le contenu de son propre univers…

Alors, évidemment, lorsque les livres sont aussi consubstantiels à la vie, comment s’en séparer ? On pourrait croire que c’est un déchirement, une amputation. Et pourtant, bizarrement, le personnage y parvient plus facilement qu’on ne pourrait croire, il est même pris d’une frénésie de vide. Ce roman serait-il alors une fable, sur le dépouillement que demande le sentiment amoureux ? Pas vraiment non plus. Alors ? Alors je vous laisse lire. La fin est magistrale.

Un gros coup de coeur donc, qui ravira les amoureux des livres, même si finalement ce qui arrive au personnage est la matérialisation de ce qui est peut-être leur pire cauchemar !

Le Soldeur
Michel FIELD
Julliard, 2014

92737225_oBy Val

[La valise de l’été] Opération Sweet Tooth, de Ian McEwan

opération sweet toothJe m’appelle Serena Frome (prononcer « Frume » comme dans « plume ») et, il y a près de quarante ans, on m’a confié une mission pour les services secrets britanniques. Je n’en suis pas sortie indemne. Dix-huit mois plus tard j’étais congédiée, après m’être déshonorée et avoir détruit mon amant, bien qu’il eût certainement contribué à sa propre perte.

Sitôt sortie de Cambridge où elle a fait des études de mathématiques (au lieu des études d’anglais qu’elle aurait souhaitées), Serena est recrutée par le MI5, grâce à son ancien amant. D’abord cantonnée aux tâches subalternes comme le classement des dossiers, elle se voit bientôt proposer une mission à sa mesure : sous couvert d’une fondation, elle doit recruter à son insu un jeune auteur afin de mener la bataille idéologique contre le communiste.

John Le Carré dit que dans les Services Secrets, il y a toute la philosophie d’une nation, et nous plongeons ici dans l’âme de la nation britannique, ou tout du moins anglaise. De fait, les années 70 sont particulièrement sombres pour le pays, avec d’un côté la guerre froide qui devient ici une guerre culturelle où il faut encourager les intellectuels à prendre parti en faveur du monde libre à une époque où il est de bon ton de s’afficher communiste (ce qui peut paraître curieux aujourd’hui), et de l’autre l’IRA de plus en plus violente. Le tout sur fond de crise économique. C’est un aspect passionnant du roman, on découvre les ressorts de l’espionnage et de la manipulation, même si cela est parfois un peu difficile à saisir lorsqu’on ne connaît pas très bien l’histoire du Royaume-Uni.

Mais sous couvert d’un roman d’espionnage, Ian Mc Ewan nous offre surtout une brillante variation sur la lecture et l’écriture. Serena est une grande lectrice et son personnage, immédiatement attachant, nous sert de double ; elle tombe amoureuse d’un auteur par ses textes, et par un système presque de poupées russes l’auteur nous donne à lire certaines nouvelles filtrées par la conscience de Serena, ce qui donne un exercice de co-création passionnant. C’est très malin, parce qu’on voit bien, ainsi, comment la personnalité de l’écrivain émerge à travers ses nouvelles et est mise en valeur ; ce qui ne laisse pas d’ailleurs d’inquiéter la jeune femme, lorsqu’ils sont en couple : en sortant avec un écrivain, elle saisit un peu du processus d’écriture, mais n’aime pas l’idée de se retrouver plus tard dans un texte : « J’ajoutai à mon tourment en imaginant qu’il sortirait un calepin et un crayon de sa veste dès que nous aurions terminé. » L’écrivain, de son côté, est brillant, mais a les problèmes qui sont ceux de beaucoup : « Un, je veux écrire un roman. Deux, je suis fauché. Trois, il faut que je trouve un poste d’enseignant. Quatre, ça m’empêchera d’écrire ». La quadrature du cercle, donc. Mais c’est vraiment un excellent écrivain, et… et la fin, même si j’avoue l’avoir vue venir de très loin, m’a totalement cueillie (pas de surprise, mais d’admiration).

C’est un coup de coeur !

Lu par Mrs Pepys

Opération Sweet Tooth
Ian McEWAN
Gallimard, 2014