Trois versions de la vie, de Yasmina Reza

Trois versions de la vie, de Yasmina RezaC’est justement ça qui est excitant. L’intimité ordinaire. On ne peut pas toujours tenir son esprit dans les régions hautes.

Je cherchais une pièce contemporaine écrite par une femme, et assez logiquement j’ai abouti à Yasmina Reza. Au départ, j’ai jeté mon dévolu sur Le Dieu du Carnageet puis je suis tombée sur celle-ci, qui correspondait totalement à mes manies, puisqu’il y est question de chemins qui bifurquent et d’intellectuels parisiens qui se font une dînette arrosée d’un peu trop de Chablis…

Deux couples : Henri et Sonia, qui reçoivent, Hubert et Ines. Une soirée, trois versions possibles.

La configuration de départ est exactement la même que dans Le Dieu du Carnage  : deux couples (qui ici se connaissent même s’ils ne sont pas à proprement parler amis), un huis-clos, un gamin imbuvable à la différence de certaines choses alcoolisées qui coulent à flots. Et le résultat est le même : le vernis social craque et les conflits montent, au sein de chaque couple et entre les couples. La différence ici est que Yasmina Reza propose 3 versions de cette soirée, en changeant à chaque fois la dynamique des conflits, et le spectateur se retrouve à jouer au jeu des différences entre les scènes de ces différentes réalités alternatives. Et pourtant, même en prenant d’autres chemins, la soirée finit par aboutir au même résultat : le conflit.

C’est assez fascinant, et j’avoue que j’aimerais beaucoup voir cette pièce sur scène (dans l’idéal avec la distribution de départ : Richard Berry/Catherine Frot – Stephane Freiss/Yasmina Reza, mais ne rêvons pas). C’est drôle, mordant, dynamique, moins violent que Le Dieu du Carnage/Carnage, mais tout aussi parlant sur le jeu des apparences !

Trois versions de la vie
Yasmina REZA
Albin Michel, 2000 (Magnard, 2013)

Les Grands mythes, par François Busnel

Les grands mythesJ’ai voulu décaper les mythes grecs. Ôter les multiples couches de vernis (politique, philosophique ou artistique) que les siècles ont déposé sur ces récits. Cette série propose de raconter les mythes tels que les Grecs du Vème siècle avant J.-C. se les racontaient. Les Romains, puis l’Église chrétienne, les artistes de la Renaissance ou du Grand Siècle, les psychanalystes, les studios hollywoodiens, ont “tordu” les mythes pour y faire entrer ce qui les intéressait, les dépouillant peu à peu de leur sublime ambiguïté : les grands mythes ont été vidés de leur violence, de leur âpreté, de leur noirceur, de cette culture primitive et souterraine qui les caractérisaient, mais surtout de la liberté de pensée qu’ils proposaient.

Aussi loin que je me souviens, j’ai été fascinée par la mythologie gréco-latine (et, plus tard, égyptienne). Lorsque j’avais 7 ou 8 ans, ma maman m’a acheté un dictionnaire des mythes (un vrai, pas un pour enfant) que j’ai lu de la première à la dernière page et, avec une copine, non contentes de gaver nos petits camarades de l’école primaire d’exposés sur le sujet, nous avons écrit une pièce de théâtre olympienne que nous avons jouée avec des draps comme tuniques. Il faut bien l’avouer : les mythes païens m’intéressaient beaucoup plus que le catéchisme, même très jeune.

Bref, vous imaginez bien qu’une émission sur le sujet conçue, produite, écrite et racontée par François Busnel (en collaboration pour le scénario avec Gilbert Sinoué), je ne pouvais manquer ça sous aucun prétexte.

La série comporte 20 épisodes de 26 min et nous plonge dans les origines de notre civilisation : les mythes grecs. Zeus, Hadès, Prométhée, Athéna, Apollon, Aphrodite, Hermès, Médée, Orphée, Oedipe… Fondements de tout un pan de l’histoire des arts et de la littérature.

Esthétiquement et visuellement, cette série est absolument sublime, avec une alternance d’animations originales créées par le studio les Monstres qui fait ici un travail formidable, et d’une très riche iconographie choisie dans l’ensemble de l’histoire de l’art de l’antiquité à l’ère moderne, l’ensemble permettant un véritable voyage en immersion, porté par la voix de François Busnel, qui rendrait de toute façon passionnante la lecture du bottin, mais nous offre ici, tel un aède du XXIè siècle, une narration parfaitement scénarisée et riche, qui permet aussi, à travers les mythes, de réfléchir à notre monde. On sent le travail sur les sources : Homère, Hésiode, Apulée, Ovide…

C’est le genre de programme dont on voudrait plus à la télévision : moderne, vivifiant, nourrissant, pédagogique sans être enfantin ni simpliste, c’est un régal à la fois pour les sens et pour l’intellect ! Parfaitement indispensable ! J’espère que François Busnel a d’autres projets du même genre, car c’est vraiment ce dont on a besoin en ce moment !

Les Grands Mythes
François BUSNEL (avec Gilbert SINOUÉ)
Rosebud, 2016
Le samedi à 17h10 et 17h 40 sur Arte – Disponible en Replay

Ce qu’il advint du sauvage blanc, de François Garde

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Ces détails, monsieur le Président, pour vous convaincre des mérites de ce garçon. Il n’est certes pas imbécile, j’en suis désormais tout à fait certain. Il n’apprend pas notre langue comme le ferait un nourrisson ou un étranger : il la retrouve en lui. Il redécouvre ce qu’il a toujours su, puis oublié sur des plages australiennes. Je ne sais pas trop quelles conclusions en tirer. Le cas est si singulier que j’ai voulu le consigner de mon mieux. Des savants pourront construire des théories, je leur livre, par votre intermédiaire, le fait brut. 

Contrairement à certains, ce que j’apprécie dans les partenariats c’est d’être à l’occasion orientée vers des ouvrages vers lesquels je ne serais pas forcément allée de moi-même parce qu’ils ne sont pas spécialement dans ce que j’ai envie d’appeler ma ligne éditoriale. Mais parfois, c’est bien aussi de sortir de ses goûts habituels et des sentiers balisés. Prenons celui-là : il est arrivé dans ma livraison « Prix Landerneau », et il est plus que certains que sans ça, je ne l’aurais jamais lu. Et je serais passée à côté de quelque chose.

Ce roman est fondé sur une histoire vraie. Au milieu du XIXème siècle, le jeune matelot Narcisse Pelletier, qui s’est éloigné du groupe de marins descendu à terre pour chercher de l’eau, est abandonné sur une plage sauvage d’Australie. Il est recueilli par une tribu d’autochtones, et pour survivre, il doit s’adapter à sa nouvelle vie, loin de celle qu’il connaissait jusque-là. Dix-sept ans plus tard, il est retrouvé par hasard par des Anglais : nu, tatoué, il ne sait plus ni parler d’autre langue que celle des « sauvages », ni même son nom. Il est confié au géographe Octave de Vallombrun, qui va tenter de le réadapter à la civilisation européenne.

Quelle excellente surprise que ce roman qui, pour un premier, est une véritable réussite ! Sur un sujet qui n’est, a priori, pas plus original que ça, l’auteur nous entraîne dans une histoire anthropologiquement passionnante. Car ce roman est très loin d’être une robinsonnade de plus, non seulement parce que le héros n’est pas un naufragé, mais surtout parce que là où Robinson met toute son énergie à garder le contrôle et à organiser sa vie selon les codes de la civilisation dont il est issu, Narcisse, lui, va devoir abdiquer cette volonté pour survivre. Le style du roman, vif, nerveux, sans fioriture inutile, donne toute sa force à une construction narrative particulièrement intéressante puisqu’elle met en regard d’un côté, dans un récit à la première personne, la progressive intégration de Narcisse à la tribu et la perte progressive (même si on ne va pas au bout) de son polissage civilisationnel, et de l’autre, dans les lettres d’Octave adressées au Président de la Société de Géographie, son réapprentissage des codes (au prix par contre d’une légère incohérence, lorsqu’ils raconte au Président, avec moult détails, une séance à laquelle il était présent : ce n’est pas très vraisemblable, même si par une pirouette l’auteur le justifie). Du coup, les deux modes de vie sont étroitement liés par ce va-et-vient dans l’esprit du lecteur, qui ne peut que s’interroger sur la relativité même de la notion de civilisation. Que vaut-il mieux ? La liberté (notamment sexuelle) des « sauvages » ou le carcan parfois hypocrite de la civilisation ? Certaines scènes sont, sur ce sujet, particulièrement drôles et touchantes à la fois. On sent évidemment poindre, de manière implicite, le fameux « mythe du bon sauvage » en germe chez Montaigne et particulièrement évident au XVIIIème : on ne peut s’empêcher de penser à Diderot et au Supplément au voyage de Bougainville qui fait l’éloge d’une loi naturelle supérieure aux lois civiles et religieuses, et d’ailleurs Octave fait lui-même référence à Bougainville et à Aotourou dans une de ses lettres. D’ailleurs, on remarquera que les dits « sauvages » accueillent parmi eux le jeune garçon, le nourrissent, l’intègrent à la tribu, et quand on pense au sort réservé aux tribus découvertes par les dits « civilisés », ça laisse rêveur. Mais comme dit Montaigne, « Chacun appelle Barbarie… ».

Outre cette question anthropologique, le roman pose avec beaucoup d’habileté (et d’originalité) une question qui semble-t-il est à la mode actuellement : celle de l’identité et de la mémoire/amnésie. ET les résultats de l’enquête de Vallombrun sont finalement très éclairants à ce sujet, mais pour les connaître, il vous faudra lire le roman…

Bref, un roman brillant, que je vous recommande chaudement tant il m’a enchantée !

Ce qu’il advint du sauvage blanc
François GARDE
Gallimard, 2012

prixlanderneaudecouverte