Ce livre enquête sur des faits que tous ceux d’entre nous qui étaient adultes à l’époque ont connus, mais que nous avons oubliés aussitôt, parfois sans savoir ou comprendre ce qui s’était passé. Entre les années 1960 et 1980, quatre films qui font aujourd’hui partie du répertoire international ont été en butte à des accusations de blasphème venant d’Eglises ou d’associations chrétiennes : elles ont tenté d’en obtenir l’interdiction, après les avoir frappés d’anathème dans la presse. Deux sont français, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot (Jacques Rivette, 1966) et Je vous salue, Marie (Jean-Luc Godard, 1985) ; le troisième est britannique, Monty Python : La Vie de Brian (1979) ; et le dernier nord-américain, La Dernière Tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988). Les accusations religieuses ont pesé sur certains d’entre eux dès le stade de la production, voire avant le tournage : elles portaient donc sur le principe même d’une oeuvre qui n’existait pas, et dont on voulait que nul ne puisse jamais la voir. En ce sens, mon travail restitue un moment de l’histoire générale de la liberté d’expression dans un secteur particulier de la culture, le cinéma, qui est, on le sait, l’ultime forme d’art encore passible d’une censure préalable.
Je ne sais plus du tout dans quelle émission j’ai entendu parler de cet essai, mais je me le suis immédiatement procuré tant le sujet m’intéresse.
Jeanne Favret-Saada s’intéresse donc au destin de quatre films, dont deux font partie de mon panthéon personnel : Monty Python’s life of Brian dont je vous parlais l’autre jour et La Dernière Tentation du Christ qui est pour moi sinon le du moins un des meilleurs films de Scorsese ; concernant les deux autres, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot et Je vous salue, Marie, je ne les ai pas vus, et étant totalement hermétique au travail des deux réalisateurs en question, je pense qu’ils risqueraient de me faire périr d’ennui, mais il n’empêche qu’ils doivent exister. Ces films ont en commun de mettre en jeu la notion de blasphème, que les censeurs utilisent entre eux car elle n’est plus guère recevable juridiquement, et qu’ils transforment opportunément en notion de « sensibilité religieuse blessée », concept qui resservira dans d’autres circonstances, face à la liberté d’expression : depuis la fatwa contre Salman Rushdie, les caricatures de Mahomet etc, on a un peu tendance à oublier cette période, pourtant pas si lointaine, où c’étaient les Chrétiens qui s’opposaient à la liberté d’expression. En cela, les quatre films ont un point commun : avoir provoqué l’ire des « dévots ». Mais ils ont aussi des spécificités, tenant notamment au contexte, que l’essai met en lumière.
Concernant le film de Rivette, le plus ancien, on assiste à une véritable cabale contre le film avant même qu’il n’existe, et des abus de droit absolument consternants, ce qui aboutit à un scandale et bien sûr à un bel effet Streisand, qui s’il n’a pas encore de nom existe pourtant bel et bien, nous y reviendrons.
L’histoire de la Vie de Brian est également fascinante : le contexte est particulier, puisque la Grande-Bretagne est plutôt libérale, mais que la Blasphemy Law qui jusque-là était totalement tombée en désuétude vient d’être remise sur le devant de la scène par une illuminée s’étant mise en tête de rechristianiser la société et de « protéger le Christ » (qui, visiblement, ne peut pas le faire tout seul). Un peu comme Je vous salue, Marie qui arrive à un moment où les catholiques intégristes se sentent forts avec la montée du FN et du nationalisme et on croise dans l’histoire tous les toqués de la France rance dans un moment de crispation d’une minorité (un peu comme aujourd’hui) face aux chrétiens intelligents et ouverts, qui ne voient pas bien où est le problème, et une hiérarchie un peu ennuyée.
Mais le cas d’école, c’est La Dernière tentation du Christ. C’est le cas qui m’a le plus intéressée, d’abord parce que c’est le seul dont je me souvienne même si j’étais jeune à l’époque (et je ne serais pas étonnée si on creuse bien que cette histoire soit l’une des raisons de mon rejet viscéral de cette religion), et aussi parce que, comme je le disais plus haut, le film (sur lequel je me suis précipitée dès que j’ai pu tant le scandale m’avait donné envie de le voir) fait partie de mon panthéon personnel. L’histoire du film ferait elle-même un bon film, tant se succèdent les épisodes parfois rocambolesques durant plusieurs années. Et encore une fois, tout le scandale repose sur le manque total d’intelligence des offensés, qui n’ont rien compris ni au roman de Kazantzaki, ni au film qu’ils n’ont pas vu de toute façon. La question est : le Christ fait-il partie de l’imaginaire disponible à la réécriture et à l’interprétation ? La réponse est bien évidemment oui, sauf pour ceux qui le considèrent comme leur propriété : s’opposent donc ici la spiritualité de Scorsese qui, chrétien, veut interroger la figure christique et le fait de manière brillante, et le dogme religieux normatif du prêt-à-penser. On notera que dans l’histoire se réveillent de vieux relents d’antisémitisme nauséabonds.
Des histoires différentes donc, mais entre lesquelles on peut trouver des points communs : à chaque fois, les « dévots » s’agitent contre un film qu’ils n’ont même pas vu, pour la plupart d’entre eux, mais juste parce qu’on leur dit qu’il faut s’agiter. A chaque fois, ils nient les libertés fondamentales : non seulement la liberté d’expression des artistes, mais aussi la liberté du public, et notamment le public non-chrétien, de voir les films qu’il veut : à chaque fois, ce qui est devenu une minorité s’emploie donc à bafouer les libertés communes. A chaque fois ils le font sans demander son avis au principal intéressé, au nom duquel ils s’autorisent à agir. Et à chaque fois, de façon délicieusement ironique, ils aboutissent au joli résultat de faire de la publicité au film, les gens se précipitant dans les salles par esprit de contradiction, pour revendiquer leur liberté face à l’intégrisme religieux, ou tout simplement par curiosité pour voir l’objet du scandale. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’effet Streisand.
La conclusion, quant à elle, s’attache au changement de paradigme provoqué par l’affaire des Versets sataniques, suivi de l’assassinat de Theo Van Gogh puis l’affaire des caricatures de Mahomet : le christianisme s’efface, ne pouvant plus guère mobiliser de vastes troupes, et l’Islam entre en scène, reprenant à son compte le concept de « sensibilité religieuse blessée ».
Un essai donc absolument passionnant : excellemment contextualisé, s’appuyant sur de solides recherches, il est parfois ardu notamment sur les question de droit, mais il se lit aussi parfois comme un véritable roman d’aventures, émaillé de délicieux sarcasmes. Reste que tout cela laisse songeur, révolte à l’occasion, mais aussi inquiète, car il montre que le fanatisme religieux chrétien resurgit périodiquement, ce qu’on a tendance à oublier tant à chaque fois on a l’impression que ce n’est plus possible dans le monde d’aujourd’hui. Mais tout de même, c’est parfois fort dommage que le ridicule ne tue pas !
Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma, 1965-1988
Jeanne FAVRET-SAADA
Fayard, 2017
1% Rentrée littéraire 2017 —31/36
By Herisson
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