Jamais Gabriële ne parlera d’amour. Jamais elle ne dira : je l’aimais et il m’aimait. Ce qui se passe entre eux est un face-à-face d’où jaillissent la pensée et la création, c’est le début d’une infinie conversation, au sens étymologique du terme, aller et venir sur une même rivière, dans un même pays.
C’est sur le fil que j’ai lu ce roman, car c’est sinon la, du moins l’une de mes toues dernières lectures de rentrée littéraire de septembre, avant de me lancer à l’assaut de celle de janvier. Et quelle lecture !
Anne et Claire Berest n’ont jamais connu leur arrière-grand-mère maternelle, Gabriële Buffet Picabia, morte de vieillesse en 1985. On comprendra à la fin pourquoi. Mais pourtant, elles ont eu envie d’apprendre à la connaître, en lui consacrant ces pages. Tout commence lorsqu’elle a 27 ans : femme libre, sans attaches, elle est musicienne, compositrice, et vit à Berlin, sans doute à l’aube d’une belle carrière, lorsque surgit dans sa vie Francis Picabia, que lui présente son frère Jean…
Quelle histoire que ce destin d’une femme libre, habitée par l’art et que rien d’autre n’intéresse et surtout pas les hommes, une femme qui refuse de se soumettre à ce qui est la normalité pour son époque, être épouse et mère, une femme révolutionnaire, qui veut se libérer du carcan de la tradition, dans sa vie mais aussi dans l’art, où elle se situe à l’avant-garde (et le sera toujours), et qui finit en toute conscience par sacrifier cette liberté pour un homme qui déboule dans sa vie comme un ouragan et bouleverse tout — après lui, elle n’écrira plus, et ne vivra que pour lui, tant il a besoin d’elle. Entre eux, toujours, une attirance totale, mais toujours plus cérébrale que charnelle, ou plutôt un érotisme cérébral, et un désir toujours triangulaire car le couple s’adjoint régulièrement un troisième personnage, le plus important étant Duchamp, mais aussi Apollinaire. Encore que, le plus important, c’est l’art, et le récit nous emporte dans un tourbillon de créativité, celle d’une époque bohème et foisonnante où naissent les avant-gardes, Gabriële en étant finalement le catalyseur : sans elle, Picabia n’aurait pas été Picabia. Et là est peut-être la clé de cette énigme : Gabriële a-t-elle aliéné sa propre carrière à son mari, à l’homme, ou l’a-t-elle sacrifiée au peintre, à l’artiste, à l’art ? Génie sans limites, qui a besoin du désir pour créer, Picabia est surtout totalement instable et souffre de périodes d’intense enthousiasme suivies de longs moments d’abattement complet — ce qu’on n’appelle pas encore la bipolarité, et Gabriële, plus que sa muse, est son tuteur et l’origine de tout. Finalement, en étant Mme Picabia, elle fait oeuvre.
Un couple magnifique, magnétique, intense — le seul problème est qu’ils n’auraient jamais dû avoir d’enfants, car ces petits êtres bruyants et dépendants n’étaient pour eux qu’un poids, et du reste Picabia est tellement lui-même quelque part un enfant que ces quatre là étaient de trop, Gabriële étant totalement absorbée par son mari. D’où l’absence totale de Gabriële dans la vie des deux auteures, qui de manière admirable parviennent à redonner vie à cette femme, à en faire un très beau portrait appuyé sur de solides recherches, tout en gardant une certaine distance.
Un texte très réussi !
Gabriële
Anne et Claire Berest
Stock, 2017
1% Rentrée littéraire 2017 — 43/48
By Herisson
Lu par Leiloona