Début octobre, j’avais fait l’amour plusieurs fois avec P., un étudiant de sciences politiques que j’avais rencontré pendant les vacances et que j’étais allée revoir, à Bordeaux. Je me savais dans une période à risques, selon le calendrier Ogino de contrôle des naissances, mais je ne croyais pas que « ça puisse prendre » à l’intérieur de mon ventre. Dans l’amour et la jouissance, je ne me sentais pas un corps intrinsèquement différent de celui des hommes.
On ne pourra pas dire que je n’essaie pas : je m’obstine, je n’accroche, je tourne autour de l’œuvre d’Annie Ernaux alors même que ses romans, récits ne me plaisent pas vraiment. Mais justement : je crois que j’essaie de trouver en quoi cela me résiste, parce que c’est essentiel pour moi en tant qu’autrice. Me frotter à une écriture et une vision du monde totalement à l’opposée de la mienne. Aussi, lorsque je suis tombée sur ce texte l’autre jour, je l’ai pris et je l’ai lu dans la journée.
En 1963, la narratrice, alors étudiante en lettres, tombe enceinte, et décide d’avorter, ce qui, à l’époque, est interdit, et, partant, compliqué. Il est d’abord question de trouver comment, où, et qui. Ce sera à Paris, car c’est là qu’elle a fini par trouver une « faiseuse d’anges ». Il est question des angoisses, avant. Il est question de l’événement lui même, dans des conditions abominables, et de ses suites tout aussi abominables et qui auraient pu être tragiques.
Il s’agit bien sûr d’un récit nécessaire : même s’il y aurait beaucoup à dire encore, la chance qu’ont eue les femmes de ma génération et ce celles d’après est de pouvoir faire l’amour librement, grâce d’un côté à la contraception et de l’autre à l’avortement en cas d’accident : cela ne m’est jamais arrivé pour le second, mais c’était possible, ce qui change tout. Pour les femmes de la génération d’Annie Ernaux et après, il n’y avait ni l’un ni l’autre, la contraception était artisanale (avec la méthode Ogino mentionnée dans l’extrait), et l’avortement se faisait dans des conditions épouvantables, les femmes s’y résignant non seulement souffrant le martyr, mais encore risquant leur vie. Et cela, il est bien évidemment salutaire et essentiel de le rappeler.
Reste qu’encore une fois, je suis restée imperméable à ce récit, essentiel mais factuel et froid, sans aucun affect : dans la marge, j’avais envie de griffonner « mais où sont les émotions ? ». Encore une fois j’ai trouvé que ça manquait de chair, quand bien même certains passages sont très violents et douloureux et qu’il est somme toute question, ici, de quelque chose de corporel. Ce refus du corps (et du corps féminin) au profit de l’intellectualisation, même dans l’érotisme, est vraiment au cœur de l’œuvre de l’autrice, je pense, et c’est ce qui résiste.
Mais encore une fois, l’illumination vient des passages rétrospectifs où elle réfléchit sur l’acte d’écrire. Je crois que c’est pour ça, d’ailleurs, que je continue à lire Annie Ernaux : pas pour les récits eux-mêmes, mais pour ces brefs éclairs de lumière où elle parle de l’écriture, et qui me transcendent !
L’Evénement
Annie ERNAUX
Gallimard, 2000 (Folio, 2001/2022)