Instantané #126 (la part d’informe)

Je voulais une page vibrante et lumineuse pour commencer l’année, et un peu de poésie, Rimbaud, « l’amour infini me montera dans l’âme« . J’ai donc pris mes nouvelles couleurs, de l’or de quinacridone, du jaune orangé, du rouge éclatant, une feuille dorée de gingko retrouvé en rangeant ma décoration d’automne. Mais comme la lumière n’existe pas sans l’ombre, j’ai aussi mis du noir, pour rendre les couleurs, et notamment celles de la feuille d’or, encore plus vive. Et je me suis dit que j’allais tester ma nouvelle éponge à pochoir, et un pochoir que je n’avais pas encore essayé. Je ne maîtrise pas encore le pochoir : ça bave partout. Mais il faut que je progresse, et je me suis dit qu’au pire je rattraperais en étalant la peinture. Et là, il s’est produit un miracle : j’ai réussi sur une grande partie à obtenir un joli motif assez net. Mais, sur d’autres endroits, ça a bavé, alors j’ai étalé la peinture (j’ai peut-être eu tort).

Et je me suis dit que c’était comme l’âme : la pulsion de vie, la part d’ombre que l’on a intégrée et domestiquée et qui fait partie de nous, donnant du relief à notre être. Et cette part d’informe sur laquelle il faut encore travailler !

Cartographie de l’âme

La résistance au bois n’est pas la même selon l’endroit où l’on enfonce le clou : le bois n’est pas isotrope. Moi non plus ; j’ai mes « points exquis ». La carte de ces points, moi seul la connais, et c’est d’après elle que je me guide, évitant, recherchant ceci ou cela, selon des conduites extérieurement énigmatiques ; j’aimerais qu’on distribuât préventivement cette carte d’acupuncture morale à mes nouvelles connaissances (qui, du reste, pourraient l’utiliser aussi pour me faire souffrir davantage). (Roland BARTHES, Fragments d’un discours amoureux)

Dans le chapitre « l’Ecorché » de ses Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes expose cette théorie d’une cartographie des sentiments et de la souffrance, qui fait que le sujet amoureux est particulièrement sensible aux blessures les plus légères, ou en tout cas qui apparaissent les plus légères, selon ce qu’il a vécu. Ce qui l’a blessé antérieurement. Et je réfléchissais l’autre jour à l’idée que oui, j’aimerais pouvoir distribuer mon mode d’emploi aux gens, cette cartographie de l’âme aussi importante que celle du corps, afin qu’ils évitent de me blesser sans forcément le faire tout à fait exprès. Eviter d’appuyer sur un point sensible mal guéri même si je croyais que si.

J’y réfléchissais parce que, l’autre jour, je me suis violemment disputée avec une personne, qui ne fait absolument pas partie de ma vie et dont le jugement, objectivement, m’importe peu, ce qui fait que celui qui m’a dit je ne vois pas pourquoi tu te mets dans un tel état pour ça a parfaitement raison. Mais voilà, j’ai pourtant éclaté en sanglots et sur le coup, j’ai pensé que c’était parce que ce qui avait été touché par cette personne qui me reprochait de mal faire certaines choses, c’était ma confiance en moi, largement défaillante. Et c’est vrai : malgré les apparences, je n’ai absolument pas confiance en moi, mais cette fragilité, je ne la montre qu’à très peu de gens. Et cette personne a donc donné un coup de poing dans une première plaie à vif.

Mais elle a aussi dit un autre truc, dont je n’ai compris qu’une semaine après que ça aussi, ça m’avait fait très mal : elle me reprochait de ne pas communiquer. Et oui, ça aussi c’est une de mes failles : la tendance au mutisme, surtout lorsque je suis en pleine période de doute. Là encore, ça ne se voit pas parce que lorsque je me sens en danger j’ai tendance à remplir le silence de piapiatages inessentiels.

Alors voilà, je suis fragile, pleine de doutes, je ne sais pas dire les choses, j’ai besoin qu’on me rassure, tout le temps, parce que j’ai peur. Peur qu’on ne m’aime pas, peur qu’on m’abandonne, peur de ne pas être assez ou d’être trop. Je ne dis jamais aux gens que j’aime que je les aime.  J’y travaille. Parce que c’est important. Mais je suis un être d’écrit et non d’oral. Et puis, surtout, dévoiler son âme, c’est se mettre en danger. Le risque de l’aliénation et du malheur. Et puis, je suis écrivain. Je suis hypersensible. Comme disait Flaubert, je suis doué[e] d’une sensibilité absurde, ce qui érafle les autres me déchire.