Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud

Meursault, contre-enquêteJe veux dire que c’est une histoire qui remonte à plus d’un demi-siècle. Elle a eu lieu et on en a beaucoup parlé. Les gens en parlent encore, mais n’évoquent qu’un seul mort — sans honte vois-tu, alors qu’il y en avait deux, de morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime, alors que le second était un pauvre illettré que Dieu a créé uniquement, semble-t-il, pour qu’il reçoive une balle et retourne à la poussière, un anonyme qui n’a même pas eu le temps d’avoir un prénom.

Je ne voulais pas lire ce roman, pour deux raisons sans doute aussi mauvaises l’une que l’autre. D’abord parce que je fais un peu une overdose de L’Étranger, roman que j’estime ne pas être le meilleur de Camus et dont je ne comprends pas trop l’idolâtrie qu’il provoque. Ensuite, surtout, je soupçonnais Daoud, sans doute induite en erreur par certaines critiques, de déplacer sur le terrain politique une oeuvre qui avait avant tout une dimension métaphysique. Mais j’ai changé d’avis, comme vous pouvez le constater. Et j’ai eu raison.

Dans un café d’Oran, soir après soir, dans une sorte de dialogue à une seule voix, Haroun, le narrateur, raconte à un universitaire venu l’interroger ce que le texte de Camus passe sous silence. Notamment, il donne à l’Arabe tué par Meursault un prénom, Moussa, et une mère, jamais remise de sa mort…

Le principe de départ peut sembler périlleux, et il l’est sans conteste, mais Daoud s’en sort haut la main grâce à une sorte subterfuge référentiel qui donne un peu le vertige : il nous fait plonger dans un monde où le roman devient récit autobiographique, et où Meursault prend la place de Camus (ou l’inverse), écrivain ayant un jour tué un Arabe et en ayant tiré un récit, L’Autre avant d’être exécuté. Le livre, présent dans sa matérialité, est décrit : c’est celui que j’ai photographié, à cette différence près du titre et du nom de l’auteur. Cela pourrait paraître un pacte simple, mais ça ne l’est pas, car souvent on se demande si Haroun n’est pas atteint du complexe de Victor Bérard ; en effet, comme il le dit lui-même, nulle trace n’existe, nulle preuve que c’est bien Meursault qui a tué son frère et que ce qu’il écrit n’est pas tout simplement une fiction. La maison, la tombe de la mère, jusqu’au corps de Moussa sont introuvables, comme s’ils n’avaient jamais existé. Le roman propose donc une réflexion profonde sur la fiction et la référentialité, doublée d’une réflexion sur la langue, qui, maîtrisée par Meursault, l’écrivain, lui permet de faire disparaître son crime. Haroun, lui, dit ne pas vouloir écrire cette « contre-enquête » que nous sommes pourtant bien en train de lire, et il fait bien oeuvre d’écrivain. Subtilement, les références à Camus émaillent le récit. L’intertextualité est forte : avec L’Étranger, bien sûr, le roman s’ouvre sur « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante », écho retentissant de ce qui est un des incipits les plus célèbres de la littérature française — « Aujourd’hui, maman est morte ». Mais aussi La Peste, avec le choix de situer l’action à Oran, et surtout au Mythe de Sisyphe, point central de la pensée camusienne, avec cette sublime réécriture : « l’absurdité de ma condition qui consistait à pousser un cadavre vers le sommet du mont avant qu’il ne dégringole à nouveau, ,et cela sans fin. »

Si l’absurdité est au coeur de l’existence du héros de Camus, étranger à lui-même et au monde, elle est aussi ce qui fait d’Haroun un double de Meursault plus qu’un anti-Meursault. « Absurde » est d’ailleurs un mot qui revient sans cesse, comme un leitmotiv. Meursault, le « roumi », le blanc, le colonisateur, est condamné non pas parce qu’il a tué Moussa, mais bien parce qu’il refuse les conventions de la société, il refuse de jouer le jeu, faire semblant d’être intéressé parce qui le laisse indifférent. Haroun, dans l’Algérie post-indépendance, a le même problème, et on le soupçonne parce qu’il n’a pas pris le maquis et qu’il est résolument hostile à la religion — soit le ciel est vide, soit Dieu s’en fout. « Je déteste les religions et la soumission. » Sur les deux pèse le poids d’une fatalité tragique qui les conduit à être hors de la vie. La différence est dans la mère : absente chez Camus, omniprésente et castratrice chez Daoud, mais finalement cela revient un peu au même.

Dans ce contexte, la dimension postcoloniale du roman, si elle est indéniable, ne me paraît pas ce qu’il y a de plus riche et de plus intéressant à traiter.

Nous avons donc là un roman riche, à la fois contrepoint du roman de Camus et variation libre sur sa vision du monde et de l’existence. Un grand roman, qui mérite pleinement les prix reçus !

Lu par Jostein

Meursault, contre-enquête
Kamel DAOUD
Actes Sud, 2014

Vacances dans le coma, de Frédéric Beigbeder

vacances dans le comaChroniqueur-nocturne, concepteur-rédacteur, journaliste-littéraire : Marc n’exerce que des métiers aux noms composés. Il ne peut rien faire entièrement. Il refuse de choisir une vie plutôt qu’une autre. De nos jours, selon lui, « tout le monde est fou, on n’a plus le choix qu’entre la schizophrénie et la paranoïa : soit on est plusieurs à la fois, soit on est seul contre tous ». Or, comme tous les caméléons (Fregoli, Zelig, Thierry Le Luron), s’il y a une chose qu’il déteste, c’est bien la solitude. Voilà pourquoi il y a plusieurs Marcs Marronniers.

Je fais partie des gens qui aiment énormément Frédéric Beigbeder. Je le trouve d’une grande profondeur derrière sa frivolité cynique, et la vision du monde qui transparaît dans ses romans est, à de nombreux égards, la mienne. Mais je n’ai pas encore tout lu, et par chance je suis tombée l’autre jour, chez le meilleur bouquiniste du monde, sur deux de ses romans, dont celui-ci, qui est son deuxième.

Vacances dans le coma raconte une nuit dans la vie mondaine de Marc Marronnier, l’alter-ego de l’auteur. A 19h, il reçoit un carton d’invitation pour l’inauguration d’une nouvelle boîte de nuit, « les chiottes » (d’où ma photo…). Une soirée qui s’annonce mouvementée…

Tout est là : cynique, désabusé, mélancolique et cruel, le roman ne manque pourtant pas d’une grande lucidité sur ce qu’est ce monde la la fête permanente, où l’on s’étourdit d’alcool, de drogue et de nouveauté pour ne pas penser à l’essentiel : l’absurdité de la condition humaine. En cela, le roman est très camusien (il y a d’ailleurs une référence claire au mythe de Sisyphe). Mais il m’a surtout fait penser à l’univers de Vian avec ce motif de la fête et de l’hédonisme qui est sapé de l’intérieur par l’omniprésence de la mort : le Titanic est en train de couler, nous sommes tous foutus, alors dansons en attendant l’issue tragique. Du coup, toute la fantaisie est désespérée, et Beigbeder s’attache à brouiller la référentialité, ne serait-ce que dans la liste des invités où se côtoient personnes réelles et êtres de fiction créés par lui ou par d’autres (Patrick Bateman ou Jean-Baptiste Grenouille).

Et pourtant, tout n’est pas si noir, car l’amour sauve tout. Car, malgré son cynisme, ce qui est admirable chez Beigbeder, c’est sa foi inébranlable dans l’amour et son pouvoir rédempteur…

Un roman que j’ai énormément aimé, mais à réserver à ceux qui aiment l’auteur : ceux qu’il horripile seront probablement horripilés…

Vacances dans le coma
Frédéric BEIGBEDER
Grasset, 1994 (Livre de poche, 1996)

Voyages en absurdie, de Stéphane de Groodt

voyages en absurdieD’une simple touche sur mon clavier à spirales j’ai rencontré Reza Pahlavi, le fils de feu le Shah et de la chatte, ai vu danser Régine le twist à gaine, me suis transporté de la baraque d’Obama au jacuzzi de Silvio, me suis encastré dans Fidel, suis entré dans la reine, ai fait marcher Delon en large, ai été à la peine avec Jean-Marine, et laissé à terre Mitt…

Vu que les ouvrages de la rentrée littéraire sont assez ruineux en mouchoirs en papier, j’ai eu envie d’un peu plus de gaieté, et je me suis plongée avec délices dans ce recueil des chroniques de Stéphane de Groodt pour la Matinale et pour le Supplément de Canal+.

Ces chroniques, j’adore les écouter, mais mon problème, c’est que je suis encore en train de rire d’un jeu de mot que deux ou trois autres sont passés et je les ai loupées. Frustrant. Alors qu’à l’écrit, on peut s’en délecter, les faire tourner longtemps en bouche, comme du bon vin, parfois s’y arrêter pour comprendre (certaines ne sont pas saisissables du premier coup, d’autant qu’il y en a parfois deux en une). Stéphane de Groodt manie la langue comme personne, de manière absolument fascinante, c’est totalement absurde, irrévérencieux, insolent, parfois un petit peu de mauvais goût, mais on lui pardonne tant on s’amuse.

Bref, un ouvrage jouissif, à ne pas lire dans les transports en commun si on ne veut pas avoir l’air complètement zinzin (après, c’est vous qui voyez !).

Voyages en absurdie
Stéphane de GROODT
Plon, 2014

L’année du Gorafi, de Jean-François Buissière

20140302-140221.jpgSÉCURITÉ – Plus de 850000 survivants la nuit dernière à Marseille.

Je suis une inconditionnelle du Gorafi. A tel point, d’ailleurs, que je finis par les voir partout : dès qu’une information un peu louche apparaît dans ma timeline, je soupçonne les journalistes du Gorafi d’en être à l’origine. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas, et certains faits divers, pour loufoques et désolants qu’ils soient, n’en sont pas moins vrais.

C’est donc avec une joie non dissimulée que j’ai dévoré ce petit volume, recueil des meilleurs articles du journal de septembre 2012 à août 2013. J’en avais déjà lus beaucoup, mais d’autres m’avaient échappé… « Félix Baumgartner va tenter la traversée solitaire de l’Ile-de-France en solitaire et en RER B », « Trente ans après, Citroën présente ses excuses pour la BX », « Une famille reste bloquée trois jours sur un tapis roulant en gare Montparnasse »…

Avec Le Gorafi, c’est le 1er avril tous les jours (sauf, justement, le 1er avril). Parodiant l’écriture journalistique la plus sérieuse et circonstanciée (ce qui du coup occasionne quelques bévues, certains prenant leurs articles pour argent comptant, comme dernièrement l’inénarrable Christine Boutin imputant au gouvernement, sur le plateau de BMF TV, la paternité d’une « stratégie provisoire d’avancement à potentialité différée » qui est bien sûr une invention du Gorafi), les auteurs mettent finalement le doigt sur les dysfonctionnements et les travers de la société, que ce soit par l’absurde, par le détournement du regard ou au contraire par les évidences : on apprend ainsi que, ô scandale, la quasi-totalité des plats cuisinés contiennent des animaux morts (alors qu’il n’est pas spécifié sur l’étiquette qu’ils sont morts), et que la mort est la 1ere cause de décès en France. Entre autres.

Vraiment, c’est un pur régal, qui ravira les amateurs du Gorafi mais pas seulement. A mettre sur la table basse pour faire patienter les invités pendant qu’on prépare l’apéro !

L’Année du Gorafi
Jean-François BUISSIERE
Denoël, 2014

Les miscellanées de Mr. Schott

12219699655_5022e3b9b2_oLes miscellanées, genre littéraire tombé en désuétude au XIXème siècle, se définissent comme un assemblage, un mélanges de choses diverses et hétéroclites. Pour reprendre les mots de l’auteur qui a remis ce genre au goût du jour avec ce volume, il s’agit d’une « collection de petits riens essentielles ».

Ici, le futile côtoie l’inutile, c’est beau « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » : l’échelle de Scoville pour comparer le degré de piquant des piments, les caractéristiques de la terre, les films de James Bond, les popstars prématurément décédées, les jours où on hisse l’Union Jack, la mort insolite de quelques rois Birmans, les caméos de Hitchcock, le code irlandais du duel, la liste des fournisseurs d’Elisabeth II, les 6 femmes d’Henry VIII, les types de sushis, les cercles de l’Enfer dantesque… tels sont quelques uns des sujets traités dans ce livre.

C’est très Anglais, on frôle souvent l’absurde, et la poésie naît bien sûr du choc entre les sujets. On apprend plein de choses, rarement utiles mais toujours intéressantes. Voire… il n’est jamais inutile finalement de connaître des choses inutiles : ça en jette en société, et savoir qu’on appelle Kéraunothnetophobe quelqu’un qui est terrifié par la chute des satellites peut faire son petit effet (même si, personnellement, je n’en ai jamais raconté). C’est foutraque, c’est drôle, c’est varié, c’est plaisant, et pour tout dire c’est le genre de titre parfait à mettre dans la bibliothèque d’une pièce de la maison souvent mésestimée et où pourtant la lecture est indispensable : les toilettes (le concept est moins chic que les livres de table basse mais tout aussi important).

Les Miscellanées de Mr Scott
Ben SCHOTT
Allia, 2005