Comment j’ai tué mon père, de Frédéric Vion

Comment j'ai tué mon pèreCe placard était celui de l’appartement où j’ai grandi. Il donnait contre le mur de ma chambre. Et l’arsenal, c’était celui de mon père, avec lequel il nous avait clairement fait comprendre qu’à la première occasion il nous buterait tous, mon frère, ma mère, et moi.

Décidément, les premiers romans de cette rentrée littéraire recèlent des textes très forts. Comment j’ai tué mon père en fait partie, clairement.

Élevé par une mère qui lui voue un culte, le père du narrateur a grandi avec l’idée qu’il était un être exceptionnel : égoïste, borné, beauf et vulgaire, il est aussi très violent et collectionne les armes avec lesquelles il menace de tuer tout le monde à la moindre incartade. Pas un pervers narcissique, comme c’est tellement la mode, mais un vrai connard, un tyran domestique qui fait régner la terreur sur sa famille jusqu’à sa mort. Comment grandir, comment se construire avec un père pareil ?

Dès le début, l’aspect brut, la violence sans fard prennent à la gorge, les mots cognent comme les poings de ce père, ce salaud ordinaire qui se croit viril en frappant sa femme et ses enfants, alors qu’il n’est qu’un pantin incapable de penser par lui-même. Mais le tour de force de ce roman est d’arriver à parler de l’effroyable, et de la manière d’y échapper, en somme de « tuer le père » (au sens psychanalytique, même si le narrateur y pense au sens premier et le lecteur avec lui), sans être larmoyant ni sombrer dans le pathétique : au contraire, il fait preuve d’une grande ironie. Et d’une grande lucidité : ce n’est pas une plainte, mais une analyse presque sociologique des ressorts de la violence ordinaire, de la banalité du mal, dans un milieu que l’on croirait épargné. Si le déterministe est en partie historique et géographique, celui de la Moselle et de la fin d’un monde dans les années 80, et que le narrateur se livre à une enquête sur sa famille, le fait est que de par leur profession, le père et la mère appartiennent à la classe moyenne : flic pour lui, enseignante pour elle. Très éduquée, elle se laisse pourtant faire, accepte tout, les humiliations et les coups, et clairement ça fait un peu mal au féminisme, même quand on sait que dans ces cas-là ce n’est pas si facile qu’on croit, bien sûr

Un roman fort, percutant, parfaitement maîtrisé, une histoire de résistance et de résilience qui ne peut pas laisser insensible !

Comment j’ai tué mon père
Frédéric VION
Flammarion, 2015

RL201533/36
By Hérisson

68 premières fois8/68
By Charlotte

Nos âmes seules, de Luc Blanvillain

21902064599_447123faf5_zPersonne ne peut imaginer ce qu’on ressent quand l’angoisse relâche sa prise. Ni comprendre à quel point le monde paraît neuf, intact, grisant. On ne va plus mourir. On aime les mots idiots, on aime l’air et le soleil dans les vitres. On aime les conventions, les chansons bêtes, les sentiments. Et puis revient la peur. La peur de l’angoisse. La peur d’avoir peur.

Un nouveau premier roman pour le projet 68 premières fois, qui n’en est pas totalement un d’ailleurs puisque l’auteur a déjà publié plusieurs romans pour la jeunesse. Avec Nos âmes seules, il publie néanmoins son premier roman pour adultes ! Et quel roman !

Clément est un jeune cadre dynamique prometteur, officiant dans la tour Éole de la Défense, au service d’une société informatique, Vogal Software. Ambitieux, il essaie de ne pas trop s’encombrer d’états d’âmes, et si sa compagne, Myriam, et sa meilleure conseillère, leur couple ne va pourtant pas si bien que ça. Un jour, au détour d’un escalier, il croise Méryl, une jeune femme étrange, hyper-angoissée, qui va s’attacher à lui parce qu’il lui fait du bien, et qui va faire basculer sa vie, l’entraînant dans une relation étrange, qui n’est pas celle que l’on pourrait croire…

Voilà un roman délicat, sensible, qui s’intéresse à l’attachement de deux êtres que rien ne prédestinait à se connaître, et qui nouent une relation complexe en marge du monde capitaliste qui détruit tout sur son passage. Joliment rythmé par la musique de Lou Reed, il nous offre deux personnages profonds, différents et semblables à la fois : Méryl est complètement névrosée, épuisante à aimer mais finalement pleine de vie, de naturel et d’innocence, alors que Clément, qui peut paraître au premier abord comme un jeune loup ambitieux, se révèle finalement plus honnête et humain que beaucoup de ses contemporains, lâche mais attachant. C’est de leur rencontre que naît l’intérêt du roman, car ils se révèlent au contact l’un de l’autre : deux âmes seules, deux êtres qui cherchent leur place dans le monde et peinent à la trouver.

Un très beau roman donc, dont je n’ai cessé de penser, en le lisant, qu’il ferait vraiment un très beau film !

Nos âmes seules
Luc BLANVILLAIN
Plon, 2015

RL201529/30
By Hérisson

68 premières fois7/68
By Charlotte

Le Regard de Gordon Brown, de Barthélemy Théobald-Brosseau

Le Regard de Gordon BrownJe les vis de moins en moins, j’arrêtai de répondre au téléphone, je n’allai plus déjeuner avec Jean et boire avec Tom. Mais je ne crois pas avoir perdu mes amis pour autant, les vrais amis n’ont pas besoin de preuves d’existence. Ils vivent en parallèle de nous, il suffit de tendre la main pour les toucher. Seulement je ne voulais toucher personne : je voulais juste regarder ma tapisserie.

Encore un roman qui m’aurait totalement échappé sans le projet 68 premières fois. Et cela aurait vraiment été dommage, car Barthélemy Théobald-Brosseau, son auteur, et sans aucun doute quelqu’un à surveiller de très près !

Le narrateur est étudiant en droit, et souhaite devenir un ténor du barreau, se conformant en cela aux désirs de son père et de sa petite amie Félicity. Mais en vacances à Corfou, il tombe en arrêt devant une tapisserie exposée dans une petite église, et la vole. Revenu à Londres, il se coupe du monde pour s’abîmer dans la contemplation de l’oeuvre, dont les personnages commencent à lui parler.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’ensemble ne manque ni d’imagination, ni de talent, ni d’originalité : c’est loufoque, souvent drôle, et on a l’impression au début que ce n’est qu’un vaste délire un peu hallucinatoire : la tapisserie fonctionne comme une sorte de monde parallèle utopique voire uchronique où Londres est à feu et à sang, coupé par un mur que seuls peuvent traverser les taxis arc-en-ciel et où s’opposent les forces réactionnaires du Club des Martyrs et les progressistes. Mais si le roman est très Anglais dans cet amour déclaré à la capitale britannique et dans l’aspect un peu foutraque de prime abord, on comprend bien vite que c’est beaucoup plus que ça. Plein d’une fantaisie à la Boris Vian où les fissures sur le plafond se déplacent et forment des dessins au gré de leurs envies, ce roman est avant tout une fable, sur le monde contemporain et ses dérives, mais surtout sur l’art et l’écriture, la contemplation de la toile fonctionnant comme la métaphore du travail du romancier.

Notez bien ce nom : Barthélemy Théobald-Brosseau. Son plaisir évident à raconter des histoires et à emporter ses lecteurs dans son monde onirique et poétique dont l’amour est la clé ne peut qu’annoncer plein de jolis romans !

Le Regard de Gordon Brown
Barthélemy THÉOBALD-BROSSEAU
Joëlle Losfeld, 2015

68 premières fois6/68
By Charlotte

RL201523/24
By Hérisson

Figurante, de Dominique Pascaud

FiguranteElle avait cru que cela pouvait changer, elle ne le souhaitait pas, pourtant quelque chose qu’elle n’attendait pas a surgi et a tout modifié. Elle n’imagine plus les décorations des chambres d’hôtes, elle ne voit que le bitume autour de la zone commerciale, elle n’entend que le bruit des véhicules qui passent et repassent non loin de l’hôtel. Elle veut sortir maintenant.

Ce roman est typiquement de ceux à côté desquels je serais passée sans le projet 68 premières fois. A dire vrai, je n’en aurais même probablement jamais entendu parler. A l’image de son titre et de son héroïne, c’est un peu un roman qui fait de la figuration au milieu des têtes d’affiche de la Rentrée Littéraire. Et pourtant, c’est un roman qui mérite que l’on détourne au moins un instant les flashs braqués sur les stars, et qu’on s’intéresse de plus près à ceux qui sont là, à l’arrière-plan, qu’on ne voit pas toujours mais qui sont pourtant indispensables.

Le décor est celui d’un hôtel vétuste et laid. Toutes les journées de Louise se ressemblent : servir le petit-déjeuner, faire les chambres, fumer une cigarette, préparer le repas, rentrer chez elle retrouver Marc, prendre le bus et aller voir son père avec qui elle ne communique pas, le dimanche. Elle n’est pas malheureuse, pourtant, de cette vie sans glamour et sans relief ; elle a des rêves simples, une vie bien rangée et une jolie maison d’hôtes où elle pourra être gentille avec les clients sans être rabrouée par ses patrons. Mais un jour, alors qu’une équipe de tournage s’est installée à l’hôtel, elle se voit proposer le premier rôle par le réalisateur. Et se prend à rêver d’autre chose.

Ce pourrait être un roman comme il y en a bien d’autres, dans lequel un personnage se rend compte un beau jour que sa vie qu’il croyait aimer ne lui convient finalement pas, et qui en change totalement. Et, de fait, il y a de ça : Louise a bien l’impression qu’elle est enfermée dans une vie qui n’est pas à la bonne taille, comme un mauvais vêtement, et que ses rêves de normalité et de petite vie bien rangée n’étaient qu’une illusion. Ou alors, peut-être sont-ce ces rêves de gloire et de lumière qui sont un mirage. Le roman constitue donc un parcours initiatique : quel que soit son choix de vie, Louise en ressort changée, autre, parce qu’elle finit par savoir vraiment ce qu’elle veut comme bonheur.

Il se dégage de ce beau roman, écrit dans une langue très soignée, une douce mélancolie et une langueur qui méritent de séduire les lecteurs !

Lu également par Leiloona

Figurante
Dominique PASCAUD
La Martinière, 2015

RL201520/24
By Hérisson

68 premières fois5/68
By Charlotte

La Petite Galère, de Sacha Després

La petite galèreÇa fait maintenant quatre ans que Caroline a avalé la pharmacie. Laura va sur ses seize ans. Sa seule famille, c’est Marie. Les autres sont fâchés, morts ou partis, excepté Charles, perdu dans l’entre-deux. Lo se rend bien compte qu’elle traîne derrière elle quelques boulets. Heureusement que le ventre tiède de sa soeur est tout prêt. Elle n’a d’autre choix que de se laisser pénétrer par le monde et regarder ce que ça lui fait. Laura imagine que c’est ça être adulte. Accepter l’idée que demain ne sera pas forcément mieux qu’hier et y aller quand même.

Encore un premier roman qui s’avère une belle découverte, et vers lequel j’ai été portée par le travail d’ensemble de Sacha Després, dont les oeuvres (elle est peintre et l’illustration de couverture est d’ailleurs un de ses tableaux) s’intéressent à la figure féminine de manière assez frappante je dois dire. Et c’est le cas également dans ce roman.

Depuis le suicide de leur mère Caroline, Laura et Marie, plus ou moins abandonnées par leur père, vivent seules : Marie, l’aînée, a pris en charge sa cadette de dix ans, s’occupe du quotidien mais aussi de la faire devenir femme.

La Petite Galère, c’est La Petite maison dans la prairie version trash. La série, présente en filigrane dans tout le roman, sert à la fois de référence et de contrepoint : la mère s’appelle Caroline, le père Charles, les deux filles Marie et Laura, l’amie Nelly et l’amant Wilder, mais les barres de béton de la banlieue sinistre, ironiquement appelées « la prairie », ont remplacé les vastes étendues du grand ouest américain, et la famille idyllique est devenue dysfonctionnelle. Parents séparés, père qui s’en fout, mère dépressive qui finit par avaler une dose massive de cachets. Comment grandir, se construire, devenir femme au milieu de ce marasme social et intellectuel ? Les deux soeurs, bien qu’ayant une relation fusionnelle (mais par certains côtés assez perturbante), sont très différentes : Marie, la Jolie, déjà adulte, fait rêver les hommes et enchaîne les relations qui ne mènent à rien ; Laura, la Petite, grandit, découvre l’amour et le désir, apprend de sa soeur la féminité, la séduction, comment faire bander les hommes, et finit par perdre sa virginité avec celui qu’il ne faudrait pas. Assez troublant, délicatement érotique sans trop en faire, le roman est porté par une construction narrative assez intéressante et ingénieuse, qui lui permet d’être à la fois pessimiste et lumineux, et une écriture percutante.

Un roman déconcertant, qui est aussi un joli hommage aux mots et à la littérature, et qui mérite assurément d’être découvert !

Lu par Stephie

La Petite galère
Sacha DESPRÉS
L’Âge d’homme, 2015

68 premières fois3/68
By Charlotte

RL201510/12
By Hérisson

68 premières fois

68 premières foisCette année, ce ne sont pas moins de 589 romans qui sont annoncés pour la rentrée littéraire, dont 68 « premières fois ». 68 premiers romans, qui n’ont que peu de chances de se faire une place au milieu des têtes d’affiches. Alors, Charlotte a eu cette idée folle : les lire et les chroniquer tous avant la fin de l’année. Défi d’abord personnel, mais qui a suscité un grand vent d’enthousiasme sur facebook : personnellement, s’il y a de grands noms que j’attends avec impatience et que je ne m’interdirai jamais les « incontournables », j’aime aussi sortir des sentiers battus et découvrir des pépites, toute seule. Je me souviens notamment de ma découverte l’an dernier de Pierre Raufast et de sa Fractale des raviolisqui s’est ensuite taillé un joli succès ; l’auteur sort d’ailleurs son deuxième roman, et j’ai hâte de m’y plonger.

Bref, Charlotte a embarqué une quarantaine d’entre nous dans l’aventure, qu’elle gère d’une main de maître : lire et chroniquer un maximum de premiers romans, afin de leur donner une visibilité qu’ils n’auraient pas forcément eue autrement !

Voilà, je suis donc très heureuse de participer à ce projet, même si je ne lirai pas les 68 ! J’espère que ça vous plaira aussi !