Les Neuf vies de Rose Napolitano, de Donna Freitas : être ou ne pas être mère

Je ne sais plus combien de fois j’ai pensé à la dispute à propos des vitamines, combien de fois j’ai rejoué dans ma tête le film des événements, chaque fois avec de légères variations et donc un résultat un peu différent. Dans la plupart des cas, Luke demeure sous notre toit. Mais quand il reste, c’est, dans la quasi-totalité des scénarios, parce que je finis par capituler. Je lui dis que je regrette, que je vais prendre les vitamines, que j’aurai le bébé dont il rêve.

L’autre jour, nous parlions (enfin, moi, surtout) des vies non vécues. Et de la manière dont un choix différent à un moment donné aurait pu donner une existence totalement différente. Nombre de romans explorent ces infinis possibilités, et c’est justement le cas de celui-ci, autour d’un choix de vie essentiel : avoir ou non un enfant.

Lorsque Rose et Luke ses sont mariés, ils étaient d’accord : ils ne voulaient pas d’enfant. Mais Luke a changé d’avis. Pas Rose. Alors, une dispute autour de vitamines prénatales qu’elles n’a pas prises, de légères variations, 9 vies possibles.

Si la technique narrative n’est pas originale de prime abord, j’ai beaucoup apprécié la manière dont Donna Freitas tirait les fils, et notamment comment certains événements se font écho d’une vie à l’autre, et comment certaines vies se rejoignent. Pourtant il n’y a pas de fatalité même si certaines rencontres semblent incontournables, et cela m’a un peu rappelé le film Quatre moitiés. Cela permet d’aborder le sujet de manière approfondie, sous toutes ses coutures.

Bien sûr, ce roman, vu son sujet, m’a plongé dans des abîmes de questionnements métaphysiques, d’autant que je me suis beaucoup retrouvée en Rose : les choix de vie, la maternité, l’amour et le couple, la pression sociale. Questions accompagnées de leur cortège de synchronicités, dont l’une qui m’a fait pleurer parce qu’elle portait exactement sur quelque chose qui assombrissait déjà mon humeur ce jour-là. Mais ça m’a fait avancer, et c’est beaucoup !

Bref, un roman que je conseille vraiment, très intéressant et agréable à lire en plus de poser des questions essentielles !

Les Neuf vies de Rose Napolitano
Donna FREITAS
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Nil, 2022

La ballade de Nitchevo, de Claire Barré : de l’ombre à la lumière

C’est quoi, ton rêve, à toi ? C’est important, les rêves. C’est eux qui guident la vie. Qui te permettent de te diriger, même quand tu t’es perdue dans l’obscurité.

Cela fait quelques années que j’ai découvert Claire Barré et son univers empreint de spiritualité et de poésie, tout pour me plaire donc, et j’étais bien évidemment très curieuse de lire son dernier roman.

Nitchevo : ça veut dire « rien », en russe. Drôle de surnom pour une gamine de 19 ans. Poète et toxico, elle traîne son mal-être avec le tout aussi paumé Slim, qu’elle considère comme son frère. Mais une rencontre et une suite d’événements vont lui permettre de donner un nouveau tour à sa vie…

Un roman finalement très lumineux, mais dont le début m’a beaucoup secouée : glauque et poisseux, ils nous entraîne dans un monde de marginal dont on préfèrerait rester loin, si possible. Tout de suite on ressent beaucoup de compassion pour Nitchevo, pour son mal-être, pour son incapacité à être au monde « normalement », et sa manière de s’accrocher à la poésie pour respirer. Et puis vient une deuxième partie guérisseuse, rédemptrice, qui vient poser des mots sur les maux et remettre les choses à leur place, et c’est très beau.

Ce roman m’a finalement fait beaucoup de bien, et je pense qu’il n’est pas pour rien dans certains événements qui se sont produits pendant que je le lisais (synchronicités, tout ça). Bref, je le conseille vraiment, car il m’a apporté beaucoup de belles choses, m’a questionnée, remuée et fait réfléchir, et c’est le rôle de la poésie !

La Ballade de Nitchevo
Claire BARRÉ
Tredaniel, 2022

Délivrée du mâle, d’Elodie Dupuis : l’empreinte du passé

On s’était quand même revus à la rentrée, en septembre. J’étais passé « par hasard » prendre un café sans son restaurant. Très vite, je suis devenu moi aussi un client fidèle. J’étais étrangement attiré par tout ce qui me faisait peur chez elle et qui était si éloigné de ma personnalité : son humour, sa jeunesse d’esprit, sa sensualité, son aplomb, sa joie de vivre.

Un roman dont, encore une fois, le résumé a fait tilt par rapport à mes interrogations actuelles, et que j’ai donc découvert avec beaucoup d’intérêt et de curiosité.

Entre Eve, animée par un besoin irrépressible de séduire, et son compagnon Antoine, maladivement jaloux, les relations sont forcément compliquées et explosives, malgré l’amour profond, puisque chacun ne cesse d’appuyer sur les blessures de l’autre. Mais certains événements vont leur permettre de poser les choses à plat, de mettre au jour le traumatisme d’Eve, et la sauver.

Un roman plutôt réussi dans son propos, qui est finalement d’étudier la mécanique du couple : comment, finalement, on est attiré par la personne dont on pourrait dire à première vue qu’il ne nous la faut pas, alors que c’est justement elle qu’il nous faut pour guérir nos blessures ; et comment, oui, l’amour vrai peut sauver. Cela semble mièvre dit comme ça, mais c’est pourtant la réalité. Les personnages sont bien construits : Eve m’a beaucoup touchée parce que j’ai reconnu chez elle des comportements que j’ai pu avoir par le passé ; quant à Antoine, il m’a je l’avoue mise très mal à l’aise et même a l’occasion donné des bouffées d’angoisse.

J’ai donc beaucoup aimé ce roman même si, pour être honnête, il aurait mérité d’être davantage travaillé sur le plan strictement littéraire.

Délivrée du mâle
Elodie DUPUIS
Anne Carrière, 2021

Les chemins du possible, de Marie Robert : le voyage philosophique

Il faut dire que le voyage permet d’explorer une somme infinie de devenirs. Dans chaque lieu, un possible s’ouvre à nous, on se confronte à une autre langue, à un autre climat, à une autre façon de s’habiller, de se déplacer, de se comporter. Le plus difficile est de savoir quel devenir est le nôtre, et si plusieurs devenirs peuvent cohabiter sans incohérence. Est-ce que je peux me sentir autant à ma place en ballerines dans les rues de Rome qu’en chapka à Moscou ? Est-ce que j’ai l’obligation de choisir entre les deux ? Où va ma préférence ?

J’avais beaucoup aimé Le Voyage de Pénélope et je pense même que quelque part, ce roman a contribué à une réflexion plus vaste qui m’a conduite aux voyages poétiques (parmi beaucoup d’autres choses bien sûr mais enfin, il est question de voyages). J’avais donc tellement envie de lire cette suite (même s’il peut se lire sans avoir lu le précédent) que je me suis précipitée dès sa sortie.

Depuis 5 ans, Pénélope est une « voyageuse philosophe » : elle organise des voyages culturels pour découvrir à travers le monde des écoles de pensées : Thoreau et les transcendentalistes à Boston, Freud à Vienne, Sartre et Beauvoir à Paris, Levi-Strauss à Sao Paulo. Après avoir vécu un drame, elle s’apprête à se marier. Et peut-être d’envisager d’arrêter de courir.

J’ai bien évidemment pris beaucoup de plaisir à la lecture de ce roman, qui m’a beaucoup fait penser (et à raison) aux fugues d’Alice Cheron et à cette réflexion sur le fait que le voyage permet de se trouver soi, ce qui est à la base de tout mon concept d’ailleurs même si pour le moment les voyages que je propose sont immobiles. Je me suis aussi beaucoup reconnue en Pénélope, ses envies, ses peurs, son agitation, et cette réflexion : je ne veux plus être une voyageuse. Je veux que mes pieds soient des racines. Néanmoins, j’ai trouvé que l’aspect philosophique n’était pas tout à fait assez développé, et j’aurais aimé davantage suivre les voyages philosophiques organisés.

Mais cela reste un chouette roman, qui donne envie de voyager, de s’ancrer, de philosopher et d’aimer !

Les Chemins du possible. Le Voyage de Pénélope.
Marie ROBERT
Flammarion/Versilio, 2021

Piranèse, de Susanna Clarke : dans le labyrinthe

J’ai commencé un Catalogue dans lequel j’ai l’intention de noter l’Emplacement, la Taille et le Sujet de chaque Statue ainsi que tout autre point intéressant. Jusqu’ici j’ai achevé les Première et Deuxième Salles Sud-Ouest et je m’attaque à la Troisième. L’immensité de ma tâche me donne parfois un peu le vertige, mais en ma qualité de scientifique et d’explorateur j’ai le devoir de témoigner des Splendeurs du Monde.

Piranèse vit dans un palais peuplé de statues, s’étendant à l’infini et abritant un océan… seul, ou presque : deux fois par semaines, il voit « l’Autre », qui mène d’étranges recherches sur les pouvoirs perdus des Anciens. A moins que…

Ce roman absolument prodigieux est difficile à résumer sans trop en dire, mais le fait est que cela faisait longtemps que je n’avais été happée de la sorte : si le début est très perturbant par son mystère et demande qu’on se laisse porter sans trop se poser de questions, dès qu’on commence à y voir un peu plus clair, il n’est plus possible de le lâcher. Il m’a plongée dans des abymes de perplexité métaphysique : onirique et occulte, il se lit à plusieurs niveaux, et pose des questions absolument passionnantes sur le monde et ce que nous en connaissons, tout en célébrant les pouvoirs de l’émerveillement et de la poésie.

A découvrir absolument !

Piranèse
Susanna CLARKE
Traduit de l’anglais par Isabelle D. Philippe
Robert Laffont, 2021

Jules et Julie, histoire double de Caroline Weill : réapprendre à aimer

Vivre, c’est prendre des risques : celui de se tromper, de souffrir, d’être heureux. Rien n’est garanti. Mais si on n’essaie pas, autant se coucher tout de suite dans un cercueil avec une coupe de champagne. Si vous ne risquez rien, il ne vous arrivera rien. C’est vrai. Qu’est-ce qu’une vie où il n’arriverait rien ?

Jules et Julie, tous les deux divorcés, ne savent pas comment refaire leur vie. Ils ne se connaissent pas encore, s’inscrivent sur un site spécialisés, font des rencontres désastreuses, et se confient à leur psy. Lorsqu’ils se trouvent enfin, ils ont envie que leur histoire fonctionne, mais là encore, ce n’est pas si simple…

J’ai beaucoup aime ce roman. Pas tellement pour ses qualités littéraires : l’écriture est assez basique, et le procédé consistant à faire alterner les voix narratives a priori peu original, mais ici très intéressant car il permet de voir que les points de vue sur une même situation peuvent être diamétralement opposés, et qu’on se fait parfois des films pour rien sur ce que pense l’autre ou sa manière de réagir. Mais j’ai vraiment aimé car c’est une très jolie histoire, avec de beaux personnages, attachants, authentiques, vulnérables, en lesquels je me suis beaucoup reconnue : leurs doutes, leurs peurs, leurs maladresses, tout cela m’a rappelé beaucoup de choses, et j’ai ri à plusieurs occasions car leur psy leur dit exactement ce que me dit la mienne, et c’est normal car il n’y a sans doute rien de plus universel que cette peur dans une nouvelle relation, qui demande du travail pour se construire, et repose sur la communication. J’ai ri aussi et trouvé très intéressant de voir un peu ce qui peut se passer dans la tête d’un homme…

Un beau roman sur les relations amoureuses, qui mérite d’être découvert…

Jules et Julie, histoire double
Caroline WEILL
Anne Carrière, 2021

La Joie, de Charles Pépin : un homme heureux

En refermant la portière, j’observe devant mon pied une petite fleur violette, éclose dans une fêlure du bitume. Comment a-t-elle fait pour arriver ici ? Pour percer et croître, échapper si longtemps aux pas et aux pneus ? Cherchait-elle ce soleil qui me caresse le front ? Je lève les yeux au ciel et il me semble que les nuages filent anormalement vite, que le vent les balaie pour faire place au soleil.

Charles Pépin est philosophe, et j’ai donc pensé que ce petit ouvrage était un essai sur le sujet qui m’anime beaucoup en ce moment, la joie. Pas du tout, il s’agit d’un roman, mais après tout, pourquoi pas, même si ces derniers temps j’ai plus envie d’essais que de récit.

Malgré les circonstances, Solaro sait s’émerveiller de tout, et profiter de toutes les joies du quotidien, quitte à ce que son attitude éveille l’incompréhension autour de lui.

Solaro est un anti-Meursault, et tout le roman se construit comme une réécriture de L’Etranger dans laquelle, plutôt que d’être indifférent au monde, le personnage accepte tout ce que lui propose la vie — ce qui aboutit à un résultat similaire, puisque personne n’arrive à comprendre son être-au-monde, à commencer par moi : j’ai été très charmée au début par cette manière, qui est aussi celle que j’essaie de pratiquer, de s’émerveiller de toutes les petites choses, et jusqu’au bout j’ai trouvé le personnage attachant. Mais je ne l’ai pas compris : s’attacher aux plus petites joies qu’offre la vie, oui. Accepter tout ce qui arrive, j’ai beaucoup plus de mal, surtout lorsque cela aboutit à ne plus faire de différence, ne plus hiérarchiser, et accueillir avec la même intensité le fait de faire l’amour avec la personne que l’on aime, et voir pousser une fleur. J’aime les fleurs, mais enfin, ce n’est pas la même chose. Pour moi c’est un renoncement, c’est ne pas se laisser toucher vraiment par ce qui est important, et ce n’est pas ça le bonheur. C’est éventuellement la paix, mais ce n’est pas ce que je cherche.

Néanmoins, j’ai trouvé une très jolie phrase sur la folie, qui m’a beaucoup touchée : les fous, ça n’existe pas : ce sont juste des êtres qui n’ont pas encore rencontré le lieu de leur normalité.

Bref, une curieuse lecture, que j’ai trouvée agréable, mais qui m’a tout de même laissée perplexe !

La Joie
Charles PEPIN
Allary, 2014 (Folio, 2016)