Les Nuits prodigieuses, d’Eva Dézulier : le monde a soif d’amour

Vous êtes-vous demandé pourquoi la bonté passait pour l’apanage des idiots ? C’est encore et toujours cette haine ! Cette haine qui nous prend, nous soulève contre l’amour absolu ! Nous ne pouvons le tolérer ! Il nous semble parfois une imposture. L’affection de ce chien, dit-on, n’est pas de l’affection. C’est un instinct irraisonné de machine. Pas possible, autrement ! Et si la mère se soumet aux tyrans qu’elle a bercés, c’est une preuve de plus, s’il en fallait, de la faiblesse du sexe féminin ! Nous n’admettons pas l’amour pur. Nous rejetons jusqu’à son existence, la plupart du temps…

Machado est un village frontalier, niché dans les montagne entre la France et l’Espagne. Un village clôt, même si, chaque nuit, des réfugiés passent par-là pour tenter de rejoindre la France. Une nuit, un de ces réfugiés confie à Ange, le berger, les plans d’une étrange machine, pour qu’il la fabrique et la donne à son fils, qu’il ne reverra jamais. Une machine à aimer. Sceptique, Ange est pourtant poussé par une force étrange à construire l’objet, qui va bouleverser la vie des habitants de Machado…

Un très beau roman, à la fois fable et conte, poétique et onirique. Un roman qui nous parle d’amour inconditionnel : celui qui n’a pas de limites, n’attend rien. Chez ceux qui ne sont pas prêts à le recevoir, il déclenche la violence et la haine ; chez d’autres, un immense chagrin inconsolable lorsqu’ils le perdent, à me sure que la boîte passe de mains en mains.

Envoûtant, ce roman, empreint de réalisme magique, m’a beaucoup fait penser à Carole Martinez. En tout cas, c’est une très belle réussite que je vous conseille sans réserves !

Les Nuits prodigieuses
Eva DEZULIER
Elyzad, 2022

Au bonheur des filles, d’Elizabeth Gilbert : New York est une fête

A l’été 1940, alors que je n’étais qu’une jeune écervelée de dix-neuf ans, mes parents m’envoyèrent vivre à New York, chez ma tante Peg, qui possédait une compagnie théâtrale.

J’avais très envie de continuer à découvrir les romans d’Elizabeth Gilbert, mon mentor (j’ai sa photo et celle de certains de ses livres sur mon tableau d’inspiration) et mon choix s’est porté sur le dernier, dont le résumé m’enthousiasmait assez.

La narratrice, Vivian, est issue de la classe aisée (très aisée) américaine, mais ne se conforme pas aux règles. Ne sachant trop quoi faire d’elle après son renvoi de l’Université, ses parents l’envoient vivre à New York chez sa tante Peg, propriétaire d’un théâtre. C’est peu de dire que Vivian découvre une nouvelle vie : une vie de bohême, de fêtes, d’alcool et de sexe !

Ce roman m’a procuré un très très vif plaisir de lecture : j’aime toujours autant le style vif, enlevé, plein d’humour et très spirituel (au sens intelligent : pour ceux qui ont un peu peur de l’autrice pour des raisons spirituelles justement, il n’y a absolument rien de cet ordre-là dans ce roman) de la romancière, et Vivian est une héroïne particulièrement attachante, vieille dame portant un regard rétrospectif sur sa jeunesse et sa vie ; si elle regrette certains de ses choix, elle continue à revendiquer sa liberté d’être. Il règne sur le roman une ambiance de fête, sur fond de guerre qui bouleverse les existence.

Je suis légèrement perplexe sur le choix du procédé narratif, qui a sa raison d’être mais reste peu vraisemblable (ce qui n’est pas gênant : on l’oublie chemin faisant) mais par contre, j’admire une nouvelle fois l’art de la construction, ces petits détails qu’on croit juste des anecdotes et qui se révèlent finalement capitaux !

Bref : une très belle expérience de lecture à nouveau avec cette autrice, dont je regrette qu’elle ne publie pas plus, parce que j’ai presque fini sa bibliographie !

Au Bonheur des filles
Elizabeth GILBERT
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Barbaste
Calmann-Levy, 2020 (Livre de Poche, 2021)

Rendez-vous dans une autre vie, de Catriona Silvey : bienvenue dans l’éternité

Thora ne croit pas au destin. Elle pense toutefois que certaines voies valent mieux que d’autres. Et ici, sa première semaine d’université entamée, au seuil de multiples futurs possibles, elle se sent prise de vertige. Sa vie est censée démarrer et elle a déjà emprunté un mauvais embranchement. Pourquoi ne peut-elle se satisfaire d’une fête, d’une ville, d’une planète ? Pourquoi est-elle comme ça, d’où lui vient ce fantôme au coin de l’œil ?

Santi et Thora se rencontrent à Cologne. Mais était-ce une nuit, au pied de la grande horloge, alors qu’ils sont étudiants ? Dans une salle de classe lorsqu’il est le prof et elle l’élève ? Dans un bar ? Lorsqu’il devient son père adoptif ? De vie en vie, leurs rapports changent. Mais jamais ni le lieu, ni l’époque.

Un roman extrêmement intrigant, pour tout dire une sorte d’OVNI qui interroge les choix, le libre-arbitre, le destin : les deux âmes sont liées, mais pas toujours par l’amour amoureux. Ils sont comme dans une boucle temporelle, et finissent par avoir cette impression bizarre que les choses ne sont pas à leur place, commencent à se souvenir, comme si l’espace-temps se fissurait et qu’on avait accès, par brefs moments, à la vérité, dans ce cercle infernal où ils sont condamnés à se perdre et se trouver à nouveau, comme si le disque était rayé et proposait à chaque fois des variations de l’histoire.

Tout cela m’a vraiment enchantée, ce sont des thèmes qui m’intéressent, je me suis beaucoup interrogée… jusqu’à ce que je comprenne ce qui se passait vraiment, et j’avoue que la fin m’a laissée sur ma faim. Disons que ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais, et comme ça changeait la perspective, j’ai été déçue. Dommage !

Rendez-vous dans une autre vie
Catriona SILVEY
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Benoît Robert
Hauteville, 2022

Une vraie mère… ou presque, de Didier van Cauwelaert : les liens du sang

On s’y croyait. Elle avait parfaitement capté la teneur de nos rapports, nos dissensions, les piques à fleuret moucheté par lesquelles son amour s’exprimait — ce mélange de fierté maternelle et de constat sans trêve de l’ingratitude filiale qui m’avait tant pesé.

Vous n’imaginiez tout de même pas échapper à la cuvée cauwelaertienne annuelle ? Si ? Et bien, c’est loupé car encore une fois, je me suis jetée dessus. Et me suis régalée.

Le narrateur, un calque de l’auteur, vient de perdre sa mère, avec qui il entretenait de ces relations complexes qu’entretiennent souvent les fils uniques et leur maman. Comme elle lui reprochait, de son vivant, d’avoir écrit sur son père mais jamais sur elle, il essaie de la satisfaire post-mortem, sans y parvenir : le roman résiste. Et voilà qu’à force de commettre des excès de vitesse avec la voiture dont il n’a pas changé la carte grise, il se retrouve face à un problème de taille : sa mère a perdu tous ses points et doit effectuer un stage de récupération. C’est là que la Providence met sur son chemin une doublure plus vraie que nature…

Ce que j’aime dans les romans de l’auteur, c’est m’y sentir comme à la maison : c’est mignon et tendre, et léger et plein d’humour, on retrouve les thèmes, les manies les « petits faits vrais » au milieu des inventions les plus originales. Et en même temps, il y a une vraie profondeur, ici pour analyser les liens entre un fils et sa mère, qui n’ont jamais su communiquer. Et j’avoue qu’encore une fois, j’ai été déstabilisée par l’émeute de synchronicités qui m’ont assaillie durant ma lecture (pour mon plus grand bien : j’ai compris des trucs !).

Alors ce n’est pas son meilleur, mais j’ai pris énormément de plaisir à cette lecture, et c’est déjà beaucoup !

Une vraie mère… ou presque
Didier van CAUWELAERT
Albin Michel, 2022

Les Inséparables, de Julie Cohen : lorsque tu seras vieux et que je serai vieille…

Si son état se stabilisait, ou s’il progressait comme on pouvait s’y attendre, il savait que ça, ce serait la seule chose qui ne changerait jamais. Non pas le rythme de leur sommeil ni la façon dont ils se touchaient. Ils avaient dormi dans cette position la première fois qu’ils avaient passé la nuit ensemble, cinquante-quatre ans auparavant, et chaque nuit qui ne les avait pas réunis dans le même lit avait été une nuit de perdue, en ce qui le concernait. Robbie savait que son corps se rappellerait celui d’Emily même s’il acceptait de vivre suffisamment longtemps pour que son esprit oublie qui elle était.

A 80 ans, Emily et Robbie sont toujours amoureux comme au premier jour. Des Inséparables. Pourtant, leur couple, aussi solide qu’un diamant, est construit sur un secret, et même plusieurs. Quelque chose qui les a séparés, un temps, dans leur jeunesse, et a conduit Emily a ne plus avoir aucun contact avec sa famille. Ce secret, lourd, se dévoile peu à peu, à me sure que la narration nous fait remonter dans le temps par strates chronologiques.

Ce roman est absolument brillant. Construit en remontant progressivement dans le temps pour révéler peu à peu les couches de secrets, il nous montre d’abord un amour tel qu’on en rêve tous, profond, durable, confiant, mais sur lequel on ne cesse de s’interroger jusqu’à la dernière page, ce qui le rend totalement addictif. C’est beau et lumineux, et en même temps, une fois qu’on sait… je ne peux absolument pas en dire plus, évidemment, mais vraiment, la narration est tellement parfaitement maîtrisée qu’on reste scotché.

Lisez-le, vraiment : je n’ai pas l’impression qu’on en ait tellement parlé à sa sortie, et c’est vraiment dommage car c’est du travail d’orfèvre !

Les Inséparables
Julie COHEN
Traduit de l’anglais par Josette Chicheportiche
Mercure de France, 2018 (J’ai Lu, 2020)

Lettres portugaises, de Guilleragues : je vous aime éperdument

Peut-on s’imaginer un état si déplorable ? Je vous aime éperdument, et je vous ménage assez pour n’oser, peut-être, souhaiter que vous soyez agité des mêmes transports : je me tuerais, ou je mourrais de douleur sans me tuer, si j’étais assurée que vous n’avez jamais aucun repos, que votre vie n’est que trouble, et qu’agitation, que vous pleurez sans cesse, et que tout vous est odieux : je ne puis suffire à mes maux, comment pourrais-je supporter la douleur, que me donneraient les vôtres, qui me seraient mille fois plus sensibles ? Cependant je ne puis aussi me résoudre à désirer que vous ne pensiez point à moi ; et à vous parler sincèrement, je suis jalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et qui touche votre cœur, et votre goût en France.

Le titre du recueil d’Elizabeth Browning, Sonnets portugais, a pour origine ce roman de Guilleragues, et je me suis dit à l’occasion que puisque je n’avais jamais lu ce classique de la littérature amoureuse, alors même que l’amour est mon sujet, il était temps. Aussitôt pensé, aussitôt fait (ou presque).

Nous avons donc là un roman épistolaire (présenté comme un recueil de véritables missives), composé de cinq lettres qu’une religieuse portugaise envoie à son amant français reparti dans son pays, et dont elle n’a plus tellement de nouvelles.

Le procédé est intéressant, et les lettres sont fabuleusement tournées, exprimant parfaitement la passion, et même la fureur d’une femme amoureuse, et ses incohérences. Néanmoins, j’ai trouvé ça un peu… court ! A peine 40 pages, j’avoue que je suis un peu restée sur ma faim : le caractère resserré fait qe, finalement, on ne comprend ni les tenants ni les aboutissants de cette histoire, et cela m’a un peu frustrée. Néanmoins, je suis contente de l’avoir lu, désormais je sais vraiment de quoi il retourne, et il est vrai que l’expression de la passion y est parfaitement réussie !

Lettres portugaises (1669)
GUILLERAGUES
Flammarion, GF

L’empreinte de toute chose, d’Elizabeth Gilbert : la transcendance

Rien de tout cela n’avait de sens pour Alma. Une bonne partie l’irritait. Cela ne lui donnait sûrement pas envie de cesser de s’alimenter, d’étudier, de parler ou de renoncer aux plaisirs du corps pour ne vivre que de soleil et de pluie. Au contraire, les écrits de Boehme lui donnaient envie de retrouver son microscope, ses mousses, les conforts du palpable et du concret. Pourquoi le monde matériel n’était-il pas suffisant pour des gens comme Jacob Bohme ? N’était-ce pas assez merveilleux, ce que l’on pouvait voir et toucher en sachant que c’était réel ?

Après avoir lu plusieurs fois Comme par magie et Mange, prie, aime, j’ai naturellement eu envie de découvrir Elizabeth Gilbert dans le registre de la fiction, et si j’ai choisi ce roman, au titre magnifique, c’est que l’autrice lui consacre quelques pages dans Comme par magie, pages qui m’ont laissée songeuse et amusée parce que je fonctionne exactement pareil : elle raconte comment, ayant emménagé dans une petite maison, elle s’est mise en tête de faire du jardinage, activité qui ne l’avait jusqu’alors jamais intéressée. Un petit caprice modeste, qu’elle choisit de suivre, et elle se met donc à planter des fleurs, puis à avoir envie de tout savoir sur ses fleurs, et notamment d’où elles venaient. Elle enquête sur le passé et l’histoire de ses fleurs, ce qui la conduit à un tour du monde botanique, et au bout de trois ans de voyages et de recherches, elle s’assoit à son bureau, prête à écrire ce roman qu’elle n’avait pas vu venir. C’est ce qu’elle appelle de la Grande Magie, Big Magic.

Et il est difficile de résumer ce roman foisonnant de plus de 800 pages. Pour faire bref, il nous raconte l’histoire d’Alma Whittaker, née avec le XIXe siècle dans une très riche famille de Philadelphie, et dont le père, après avoir voyagé sur toute la planète, a fait fortune dans le commerce des plantes. Elle-même, depuis toute petite, apprend, et comme on la laisse faire, elle devient une éminente botaniste, qui fera à la fin de sa vie une découverte stupéfiante !

Mais que j’ai aimé ce roman ! D’abord, j’ai particulièrement apprécié le mode de narration, quelque chose de primesautier et plein d’humour à la Tristram Shandy, et en même temps parfaitement tenu : certains détails auxquels on n’avait pas prêté attention sur le moment et qu’on comprend 300p plus loin, lorsqu’on les avait oubliés. L’héroïne elle-même est particulièrement attachante : une intellectuelle, forte et déterminée, et en même temps sensible. Et j’ai adoré son voyage à travers la vie et la planète et les réflexions sur le monde que propose ce roman, autour de la tension entre la pensée rationnelle et la pensée poétique, la science et la spiritualité, qui ne sont en fait opposées qu’en apparence.

Et cette idée fondamentale, qui est un des thèmes de Comme par magie : les idées révolutionnaires circulent, et peuvent s’adresser à plusieurs personnes pour les mettre au jour, lorsque leur temps est venu. Et tout cela au milieu des fleurs et des plantes !

Il y a juste une chose que je regrette dans l’histoire d’Alma (ce prénom !). Mais elle fait sens, et cela n’empêche pas ce roman d’être un véritable coup de cœur !

L’Empreinte de toute chose
Elizabeth GILBERT
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pascal Loubet
Clamann-Levy, 2013 (Livre de Poche, 2015)