Le jeune homme, d’Annie Ernaux : aimer et écrire

Souvent j’ai fait l’amour pour m’obliger à écrire. Je voulais trouver dans la fatigue, la déréliction qui suit, des raisons de ne plus rien attendre de la vie. J’espérais que la fin de l’attente la plus violente qu’il soit, celle de jouir, me fasse éprouver la certitude qu’il n’y avait pas de jouissance supérieure à celle de l’écriture d’un livre.

L’autre jour, prise d’une impulsion subite après une masterclass d’écriture, j’ai eu envie de lire Annie Ernaux, et en particulier ses textes réflexifs sur l’écriture dont nous reparlerons prochainement. J’en ai profité pour prendre aussi ce petit opus, et j’ai commencé par là. Il est vrai que la lecture m’a pris un quart d’heure.

Dans ce court textes, elle raconte la liaison qu’elle a entretenue, en 2000, avec un jeune homme de 30 ans de moins qu’elle.

L’idée n’est pas inintéressante. Au contraire. Le problème, c’est vraiment le traitement et encore une fois, je n’ai pas accroché. Elle ne dit finalement rien du désir, de ce qui nous pousse vers tel ou tel être, le grain de sa peau, son odeur, la grâce de son toucher. Non, encore une fois, Annie Ernaux se perd en considérations sociologiques sur les différences de classes, et honnêtement, je ne vais pas y aller par quatre chemins : ça ne m’intéresse pas. Alors on va me répondre que oui, c’est Annie Ernaux, et c’est bien la raison pour laquelle je finis par me faire à l’idée que ce n’est définitivement pas un écrivain pour moi, si on ajoute cette écriture blanche qui, décidément, manque de chair. Oui, voilà : tout cela manque de chair.

En revanche, il y a quelques réflexions sur l’écriture qui m’ont pas mal intéressée et c’est la raison pour laquelle les textes théoriques sus-mentionnés m’intéressent assez, mais nous y reviendrons.

Le Jeune homme
Annie ERNAUX
Gallimard, 2022

Les Nuits prodigieuses, d’Eva Dézulier : le monde a soif d’amour

Vous êtes-vous demandé pourquoi la bonté passait pour l’apanage des idiots ? C’est encore et toujours cette haine ! Cette haine qui nous prend, nous soulève contre l’amour absolu ! Nous ne pouvons le tolérer ! Il nous semble parfois une imposture. L’affection de ce chien, dit-on, n’est pas de l’affection. C’est un instinct irraisonné de machine. Pas possible, autrement ! Et si la mère se soumet aux tyrans qu’elle a bercés, c’est une preuve de plus, s’il en fallait, de la faiblesse du sexe féminin ! Nous n’admettons pas l’amour pur. Nous rejetons jusqu’à son existence, la plupart du temps…

Machado est un village frontalier, niché dans les montagne entre la France et l’Espagne. Un village clôt, même si, chaque nuit, des réfugiés passent par-là pour tenter de rejoindre la France. Une nuit, un de ces réfugiés confie à Ange, le berger, les plans d’une étrange machine, pour qu’il la fabrique et la donne à son fils, qu’il ne reverra jamais. Une machine à aimer. Sceptique, Ange est pourtant poussé par une force étrange à construire l’objet, qui va bouleverser la vie des habitants de Machado…

Un très beau roman, à la fois fable et conte, poétique et onirique. Un roman qui nous parle d’amour inconditionnel : celui qui n’a pas de limites, n’attend rien. Chez ceux qui ne sont pas prêts à le recevoir, il déclenche la violence et la haine ; chez d’autres, un immense chagrin inconsolable lorsqu’ils le perdent, à me sure que la boîte passe de mains en mains.

Envoûtant, ce roman, empreint de réalisme magique, m’a beaucoup fait penser à Carole Martinez. En tout cas, c’est une très belle réussite que je vous conseille sans réserves !

Les Nuits prodigieuses
Eva DEZULIER
Elyzad, 2022

Au bonheur des filles, d’Elizabeth Gilbert : New York est une fête

A l’été 1940, alors que je n’étais qu’une jeune écervelée de dix-neuf ans, mes parents m’envoyèrent vivre à New York, chez ma tante Peg, qui possédait une compagnie théâtrale.

J’avais très envie de continuer à découvrir les romans d’Elizabeth Gilbert, mon mentor (j’ai sa photo et celle de certains de ses livres sur mon tableau d’inspiration) et mon choix s’est porté sur le dernier, dont le résumé m’enthousiasmait assez.

La narratrice, Vivian, est issue de la classe aisée (très aisée) américaine, mais ne se conforme pas aux règles. Ne sachant trop quoi faire d’elle après son renvoi de l’Université, ses parents l’envoient vivre à New York chez sa tante Peg, propriétaire d’un théâtre. C’est peu de dire que Vivian découvre une nouvelle vie : une vie de bohême, de fêtes, d’alcool et de sexe !

Ce roman m’a procuré un très très vif plaisir de lecture : j’aime toujours autant le style vif, enlevé, plein d’humour et très spirituel (au sens intelligent : pour ceux qui ont un peu peur de l’autrice pour des raisons spirituelles justement, il n’y a absolument rien de cet ordre-là dans ce roman) de la romancière, et Vivian est une héroïne particulièrement attachante, vieille dame portant un regard rétrospectif sur sa jeunesse et sa vie ; si elle regrette certains de ses choix, elle continue à revendiquer sa liberté d’être. Il règne sur le roman une ambiance de fête, sur fond de guerre qui bouleverse les existence.

Je suis légèrement perplexe sur le choix du procédé narratif, qui a sa raison d’être mais reste peu vraisemblable (ce qui n’est pas gênant : on l’oublie chemin faisant) mais par contre, j’admire une nouvelle fois l’art de la construction, ces petits détails qu’on croit juste des anecdotes et qui se révèlent finalement capitaux !

Bref : une très belle expérience de lecture à nouveau avec cette autrice, dont je regrette qu’elle ne publie pas plus, parce que j’ai presque fini sa bibliographie !

Au Bonheur des filles
Elizabeth GILBERT
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Barbaste
Calmann-Levy, 2020 (Livre de Poche, 2021)

Rendez-vous dans une autre vie, de Catriona Silvey : bienvenue dans l’éternité

Thora ne croit pas au destin. Elle pense toutefois que certaines voies valent mieux que d’autres. Et ici, sa première semaine d’université entamée, au seuil de multiples futurs possibles, elle se sent prise de vertige. Sa vie est censée démarrer et elle a déjà emprunté un mauvais embranchement. Pourquoi ne peut-elle se satisfaire d’une fête, d’une ville, d’une planète ? Pourquoi est-elle comme ça, d’où lui vient ce fantôme au coin de l’œil ?

Santi et Thora se rencontrent à Cologne. Mais était-ce une nuit, au pied de la grande horloge, alors qu’ils sont étudiants ? Dans une salle de classe lorsqu’il est le prof et elle l’élève ? Dans un bar ? Lorsqu’il devient son père adoptif ? De vie en vie, leurs rapports changent. Mais jamais ni le lieu, ni l’époque.

Un roman extrêmement intrigant, pour tout dire une sorte d’OVNI qui interroge les choix, le libre-arbitre, le destin : les deux âmes sont liées, mais pas toujours par l’amour amoureux. Ils sont comme dans une boucle temporelle, et finissent par avoir cette impression bizarre que les choses ne sont pas à leur place, commencent à se souvenir, comme si l’espace-temps se fissurait et qu’on avait accès, par brefs moments, à la vérité, dans ce cercle infernal où ils sont condamnés à se perdre et se trouver à nouveau, comme si le disque était rayé et proposait à chaque fois des variations de l’histoire.

Tout cela m’a vraiment enchantée, ce sont des thèmes qui m’intéressent, je me suis beaucoup interrogée… jusqu’à ce que je comprenne ce qui se passait vraiment, et j’avoue que la fin m’a laissée sur ma faim. Disons que ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais, et comme ça changeait la perspective, j’ai été déçue. Dommage !

Rendez-vous dans une autre vie
Catriona SILVEY
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Benoît Robert
Hauteville, 2022

Une vraie mère… ou presque, de Didier van Cauwelaert : les liens du sang

On s’y croyait. Elle avait parfaitement capté la teneur de nos rapports, nos dissensions, les piques à fleuret moucheté par lesquelles son amour s’exprimait — ce mélange de fierté maternelle et de constat sans trêve de l’ingratitude filiale qui m’avait tant pesé.

Vous n’imaginiez tout de même pas échapper à la cuvée cauwelaertienne annuelle ? Si ? Et bien, c’est loupé car encore une fois, je me suis jetée dessus. Et me suis régalée.

Le narrateur, un calque de l’auteur, vient de perdre sa mère, avec qui il entretenait de ces relations complexes qu’entretiennent souvent les fils uniques et leur maman. Comme elle lui reprochait, de son vivant, d’avoir écrit sur son père mais jamais sur elle, il essaie de la satisfaire post-mortem, sans y parvenir : le roman résiste. Et voilà qu’à force de commettre des excès de vitesse avec la voiture dont il n’a pas changé la carte grise, il se retrouve face à un problème de taille : sa mère a perdu tous ses points et doit effectuer un stage de récupération. C’est là que la Providence met sur son chemin une doublure plus vraie que nature…

Ce que j’aime dans les romans de l’auteur, c’est m’y sentir comme à la maison : c’est mignon et tendre, et léger et plein d’humour, on retrouve les thèmes, les manies les « petits faits vrais » au milieu des inventions les plus originales. Et en même temps, il y a une vraie profondeur, ici pour analyser les liens entre un fils et sa mère, qui n’ont jamais su communiquer. Et j’avoue qu’encore une fois, j’ai été déstabilisée par l’émeute de synchronicités qui m’ont assaillie durant ma lecture (pour mon plus grand bien : j’ai compris des trucs !).

Alors ce n’est pas son meilleur, mais j’ai pris énormément de plaisir à cette lecture, et c’est déjà beaucoup !

Une vraie mère… ou presque
Didier van CAUWELAERT
Albin Michel, 2022

Les Inséparables, de Julie Cohen : lorsque tu seras vieux et que je serai vieille…

Si son état se stabilisait, ou s’il progressait comme on pouvait s’y attendre, il savait que ça, ce serait la seule chose qui ne changerait jamais. Non pas le rythme de leur sommeil ni la façon dont ils se touchaient. Ils avaient dormi dans cette position la première fois qu’ils avaient passé la nuit ensemble, cinquante-quatre ans auparavant, et chaque nuit qui ne les avait pas réunis dans le même lit avait été une nuit de perdue, en ce qui le concernait. Robbie savait que son corps se rappellerait celui d’Emily même s’il acceptait de vivre suffisamment longtemps pour que son esprit oublie qui elle était.

A 80 ans, Emily et Robbie sont toujours amoureux comme au premier jour. Des Inséparables. Pourtant, leur couple, aussi solide qu’un diamant, est construit sur un secret, et même plusieurs. Quelque chose qui les a séparés, un temps, dans leur jeunesse, et a conduit Emily a ne plus avoir aucun contact avec sa famille. Ce secret, lourd, se dévoile peu à peu, à me sure que la narration nous fait remonter dans le temps par strates chronologiques.

Ce roman est absolument brillant. Construit en remontant progressivement dans le temps pour révéler peu à peu les couches de secrets, il nous montre d’abord un amour tel qu’on en rêve tous, profond, durable, confiant, mais sur lequel on ne cesse de s’interroger jusqu’à la dernière page, ce qui le rend totalement addictif. C’est beau et lumineux, et en même temps, une fois qu’on sait… je ne peux absolument pas en dire plus, évidemment, mais vraiment, la narration est tellement parfaitement maîtrisée qu’on reste scotché.

Lisez-le, vraiment : je n’ai pas l’impression qu’on en ait tellement parlé à sa sortie, et c’est vraiment dommage car c’est du travail d’orfèvre !

Les Inséparables
Julie COHEN
Traduit de l’anglais par Josette Chicheportiche
Mercure de France, 2018 (J’ai Lu, 2020)

Lettres portugaises, de Guilleragues : je vous aime éperdument

Peut-on s’imaginer un état si déplorable ? Je vous aime éperdument, et je vous ménage assez pour n’oser, peut-être, souhaiter que vous soyez agité des mêmes transports : je me tuerais, ou je mourrais de douleur sans me tuer, si j’étais assurée que vous n’avez jamais aucun repos, que votre vie n’est que trouble, et qu’agitation, que vous pleurez sans cesse, et que tout vous est odieux : je ne puis suffire à mes maux, comment pourrais-je supporter la douleur, que me donneraient les vôtres, qui me seraient mille fois plus sensibles ? Cependant je ne puis aussi me résoudre à désirer que vous ne pensiez point à moi ; et à vous parler sincèrement, je suis jalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et qui touche votre cœur, et votre goût en France.

Le titre du recueil d’Elizabeth Browning, Sonnets portugais, a pour origine ce roman de Guilleragues, et je me suis dit à l’occasion que puisque je n’avais jamais lu ce classique de la littérature amoureuse, alors même que l’amour est mon sujet, il était temps. Aussitôt pensé, aussitôt fait (ou presque).

Nous avons donc là un roman épistolaire (présenté comme un recueil de véritables missives), composé de cinq lettres qu’une religieuse portugaise envoie à son amant français reparti dans son pays, et dont elle n’a plus tellement de nouvelles.

Le procédé est intéressant, et les lettres sont fabuleusement tournées, exprimant parfaitement la passion, et même la fureur d’une femme amoureuse, et ses incohérences. Néanmoins, j’ai trouvé ça un peu… court ! A peine 40 pages, j’avoue que je suis un peu restée sur ma faim : le caractère resserré fait qe, finalement, on ne comprend ni les tenants ni les aboutissants de cette histoire, et cela m’a un peu frustrée. Néanmoins, je suis contente de l’avoir lu, désormais je sais vraiment de quoi il retourne, et il est vrai que l’expression de la passion y est parfaitement réussie !

Lettres portugaises (1669)
GUILLERAGUES
Flammarion, GF