Malena, c’est ton nom de Anne-Christine Tinel : le prix de la liberté

Pour se reconstruire, certaines personnes ont besoin de l’oubli. Quand la violence est telle qu’elle n’est plus gérable, le cerveau opère une sorte de mécanisme de sauvegarde pour se protéger. La mémoire du traumatisme se réfugie dans l’amygdale de l’hippocampe sans être encodée ni traitée, expose l’interne nimbé de la lumière du néon, elle peut rester comme ça toute une vie, piégée hors du temps, dans une sorte de boîte noire. Mais si un jour l’agression ancienne est réveillée par quelque signal, elle s’embrase à nouveau sans crier gare ; c’est d’une grande virulence pour le sujet dont le psychisme est submergé. Le changement politique aura ouvert brutalement des vannes verrouillées. Il est probable qu’elle se trouve engloutie dans les terreurs refoulées.

Malena a fui l’Argentine et la dictature en 1982. S’est construit une vie. En oubliant. Mais lorsqu’en 2003 le nouveau pouvoir entend rouvrir les dossiers et faire justice, c’est comme une bombe qui explose et son mari, Arnaud cherche à comprendre ce qui s’est passé, et quel secret elle porte en elle.

Une très belle histoire d’émancipation et de femmes, sur une période de l’histoire que je connaissais somme toute assez peu. Le roman alterne entre plusieurs temporalité, celle de la dictature et des femmes de la place de mai, celle de la fuite, et celle de l’après, avançant progressivement vers 2003. C’est comme un puzzle : celui que reconstitue Arnaud, celui de la souffrance de Malena, et petit à petit tout s’éclaire, et semble juste. A la fois sombre et lumineux, ce très beau récit empreint de poésie est une très très belle découverte !

Malena, c’est ton nom
Anne-Christine TINEL
Elyzad, 2022

La tentation du homard, d’Elizabeth Gilbert : la guerre des crustacés

Ce qu’il fallait à tout prix aux deux îles, et ce, depuis le début, c’était une bonne entente. Eloignés du reste du pays, liés par leur histoire, leur mode de vie et leurs ancêtres communs, les habitants de Port Courne et Fort Niles auraient dû entretenir des relations de bon voisinage. Pouvant compter seulement les uns sur les autres, ils auraient dû tenter de mettre en commun leurs ressources, de coopérer dans leur intérêt réciproque. Peut-être auraient-ils pu vivre en bonne intelligence. Peut-être leur destin ne les entraînait-il pas nécessairement à un conflit. Les deux îles vécurent en paix pendant les deux premiers siècles de leur occupation permanente. Peut-être qu’en continuant à cultiver la terre ou à pêcher en haute mer, les résidants de Fort Niles et Port Courne seraient restés d’excellents voisins. Hélas ! Nul ne le saura jamais, vu qu’ils se lancèrent en fin de compte dans la pêche aux homards, mettant ainsi un terme définitif à leurs relations de bon voisinage.

D’Elizabeth Gilbert, il ne me restait plus que ce roman, son premier, à découvrir. Il fut donc ma dernière lecture de vacances.

Les îles jumelles de Port Courne et Fort Niles, dans le Maine, se livrent depuis des décennies une guerre pour la pêche du homard. Mais le retour sur l’île de Fort Niles de Ruth Thomas, fille d’un pêcheur et liée de manière étrange à la grande famille influente de l’endroit, pourrait bien changer la donne : élevée en pension sur le continent et animée d’une détermination sans faille, elle décide que sa vie et sur l’île, et elle est bien décidée à s’y faire sa place. D’autant qu’elle vient de tomber amoureuse d’Owney Wishnell. Qui, lui, est issu d’une famille de pêcheurs de Port Courne.

Une nouvelle fois, je suis littéralement tombée sous le charme de la plume vive et primesautière d’Elizabeth Gilbert, qui a vraiment une manière bien à elle de raconter les choses, pleine d’humour, de légèreté (malgré ce que pourrait faire penser le résumé, on est très très loin de Roméo et Juliette) et en même temps de profondeur. Et encore une fois, elle nous propose un très beau personnage féminin, flamboyant et complexe, qui ne se laisse pas faire et se bat pour ses choix.

Un formidable roman, que je conseille sans réserves !

La Tentation du homard
Elizabeth GILBERT
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Boudewyn
Calmann-Lévy, 2011 (LGF, 2013)

Le Château des destins croisés, d’Italo Calvino : le Tarot pour raconter des histoires

L’écriture avertit de tout ça comme l’oracle, et comme la tragédie elle en purifie. En somme, il n’y a pas là de quoi faire un drame. L’écriture en somme possède un sous-sol qui appartient à l’espèce, ou du moins à la civilisation, du moins dans les limites de certaines catégories de revenus.

Je vous parlais l’autre jour de Tarot for Writers : le Tarot comme outil pour créer des personnages et élaborer une histoire. Avec le goût du jeu et de la contrainte qu’on lui connaît, Italo Calvino est allé au bout de l’idée, et s’est servi des arcanes du Tarot comme base des deux récits qui constituent ce petit volume. Le Tarot devient ici un personnage à part entière, et une machine narrative.

Dans Le Château des destins croisés, il est question d’un mystérieux château, où tous les convives sont devenus soudainement muets, et se servent du Tarot pour raconter leur histoire. Dans La Taverne des destins croisés, le principe est le même mais dans une taverne, et les histoires s’apparentent aux grands mythes de l’inconscient collectif.

Comme le Decameron de Boccace, nous avons ici des petites histoires en archipel qui méritent surtout la lecture à cause de l’exercice de style qu’elles constituent. Mais c’est brillant : ce que montre Calvino, en se servant de la mythologie et des grandes tragédies shakespeariennes, c’est que n’importe quelle histoire peut être racontée grâce aux cartes. Et le deuxième texte est particulièrement riche aussi dans sa réflexion sur l’écriture, conçue comme un oracle : quand on écrit, on peut savoir ce qu’on ne sait pas. En faisant régulièrement l’expérience avec la grande magie, je ne peux qu’être d’accord !

Bref, une curiosité, à découvrir !

Le Château des destins croisés
Italo CALVINO
Traduit de l’italien par Jean Thibaudeau et l’auteur
Gallimard, 2013 (Folio, 2021)

La famille martin, de David Foenkinos : la vie des gens

J’avais du mal à écrire ; je tournais en rond. Pendant des années, j’avais imaginé de nombreuses histoires, ne puisant que rarement dans la réalité. Je travaillais alors sur un roman autour des ateliers d’écriture. L’intrigue se déroulait lors d’un week-end consacré aux mots. Mais les mots, je ne les avais pas. Mes personnages m’intéressaient si peu, me procuraient un vertige d’ennui. J’ai pensé que n’importe que récit réel aurait plus d’intérêt. N’importe quelle existence qui ne soit pas de la fiction. Fréquemment, lors de séances de dédicaces, des lecteurs venaient me voir pour me dire : « Vous devriez raconter ma vie. Elle est incroyable ! » C’était sûrement vrai. Je pouvais descendre dans la rue, arrêter la première personne venue, lui demander de m’offrir quelques éléments biographiques, et j’étais à peu près certain que cela me motiverait davantage qu’une nouvelle invention. C’est ainsi que les choses ont commencé.

Cela faisait une éternité que je n’avais pas lu David Foenkinos. Sans raison particulière, d’ailleurs. Et lorsque je suis tombée sur ce petit roman, dont le personnage principal est un écrivain, je me suis dit que c’était l’occasion idéale de renouer avec ce romancier.

Le narrateur est écrivain, et il est en panne d’inspiration. Il descend donc chercher l’inspiration dans la rue : la première personne qu’il croisera sera son sujet. Cela tombe sur Madeleine… et sa famille. Mais l’écrivain a oublié cette règle que tout objet que l’on observe se met à agir différemment, et son intrusion dans cette famille a priori sans histoire pourrait provoquer de grands bouleversements…

Un roman très drôle, frais, léger, qui nous invite à réfléchir sur les liens entre la fiction et le réel parfois invraisemblable. C’est aussi un roman du roman, avec un narrateur qui se fait quelque peu manipuler par ses personnages, comme cela arrive avec les êtres de papier. Et il y a, bien sûr, beaucoup d’amour. Tout concourt donc à faire de ce roman une lecture très agréable et distrayante !

La Famille Martin
David FOENKINOS
Gallimard, 2020 (Folio, 2021)

L’Inventeur, de Miguel Bonnefoy : conquérir le soleil

Son visage n’est sur aucun tableau, sur aucune gravure, dans aucun livre d’histoire. Personne n’est présent dans ses défaites, rares sont ceux qui assistent à ses victoires. De toutes les archives de son siècle, la France ne conserve de lui qu’une seule photographie. Son existence n’intéresse ni le poète, ni le biographe, ni l’académicien. Personne n’entoure de légende sa discrétion ni de grandeur sa maladie. Sa maison n’est pas un musée, ses machines sont à peine exposées, le lycée où il fit ses premières démonstrations ne porte pas son nom. Toute sa vie, ce guerrier triste se dresse seul face à lui-même et, malgré cette solitude qui pourrait avoir la trempe et l’acier des génies de l’ombre, son destin n’est même pas celui d’un héros déchu.

Connaissez-vous Augustin Mouchot ? Si la réponse est non, c’est normal : l’histoire n’a pas retenu son nom, alors qu’il est, ni plus ni moins, l’inventeur de l’énergie solaire, et dans son nouveau roman, Miguel Bonnefoy nous raconte son existence, et la splendeur et décadence de son destin de son enfance à l’enthousiasme soulevé par son invention, et à sa retombée dans l’oubli, parce que cette invention n’était pas en phase avec son époque, sans doute trop en avance, et qu’on a préféré investir dans le charbon.

Un roman absolument passionnant, qui nous invite à découvrir une partie méconnue de l’histoire, et moi qui adore plus que tout apprendre de nouvelles choses, j’ai été servie. L’ensemble est porté par l’écriture savoureuse de Miguel Bonnefoy, qui m’avait déjà séduite avec Sucre Noir et j’ai donc pris un très vif plaisir à savourer (au soleil) ce roman solaire, initiatique, « icaresque et picaresque » comme le dit l’auteur lui-même. C’est le seul roman de la Rentrée littéraire que j’ai lu pour le moment et je ne sais pas si j’en lirai beaucoup d’autres, mais c’est un choix que je ne regrette pas ! A voir si on le retrouve dans les listes de prix (j’espère !).

L’Inventeur
Miguel BONNEFOY
Rivages, 2022

Là où chantent les écrevisses, de Delia Owens : une femme sauvage

Il n’ajouta pas qu’il s’attristait de la voir si seule, qu’il savait comment les gamins l’avaient traitée pendant toutes ces années ; comment les gens du bourg l’appelaient « la Fille des marais » et colportaient des histoires à son sujet. Venir furtivement jusqu’à sa cabane, courir dans le noir et la barbouiller de graffitis était désormais une tradition, un rite d’initiation pour les garçons qui devenaient des hommes…

Lorsque je me suis emparée de ce roman, je ne savais absolument pas que l’adaptation au cinéma allait sortir cet été. Simplement, j’ai été attirée par le titre très poétique et intrigant, et les thématiques abordées, et ce fut l’une de mes lectures estivales.

Pour fuir la violence du père, la mère puis les frères et sœurs de Kya s’enfuient chacun à leur tour, la laissant seule dans la cabane au milieu des marais avec cet ogre, puis complètement seule lorsqu’il part aussi. D’enfant, elle devient jeune fille, puis femme, fuyant les services sociaux et l’école, vivant de la pêche et de la bienveillance d’un couple, ramassant coquillages et plumes d’oiseaux. Et Tate, qui lui apprend à lire, avant de l’abandonner à son tour…

Un magnifique roman, de ceux qui voyagent longtemps en vous et y laissent une trace indélébile : plein de poésie, de délicatesse mais aussi de cruauté, il nous offre un très beau personnage de femme, de celles qu’on aurait brûlées il n’y a pas si longtemps en l’appelant sorcière : pas adaptée, en marge de la société, elle déborde, dépasse, fait peur. Tout le roman est sous-tendu par une intrigue policière menée en parallèle de l’évolution de Kya, ce qui donne une dimension supplémentaire au roman, mais ce n’est pas un roman policier : c’est un roman sur l’amour, la solitude, la nature et la poésie, et c’est une merveilleuse petite pépite !

Là où chantent les écrevisses
Delia OWENS
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville
Le Seuil, 2020 (Points romans, 2021)

Transformations d’une femme, d’Isabelle Sorente : la force de l’amour

Ce n’était pas grave, au début, entre Fabrice et moi. Cela a commencé par une rencontre fortuite, intense comme un jeu, une aventure. Je n’étais pas sûre. A trente-trois ans, j’appréciais les histoires légères, la saveur éphémère des vêtements ôtés et remis, la solitude défaite et retrouvée, comme un lit froissé de célibataire. Je vivais seule, après deux tentatives de vie commune. La première à vingt ans, avec Tom, deux gosses passionnés qui jouaient aux adultes sans y croire ni l’un ni l’autre. La seconde, vers vingt-six ans, n’avait été qu’un long prélude à une séparation amiable.

J’avais envie de retrouver la plume d’Isabelle Sorente, et ses histoires de femmes qui font écho en moi.

Dans ce roman, la narratrice écrit des pièces de théâtre, et a une vie amoureuse variable : elle aime les hommes, mais elle aime surtout la liberté. Quand elle rencontre Fabrice, c’est d’abord une liaison, comme elle en a tant vécues. Mais petit à petit, leur lien s’approfondit, se transforme, à mesure qu’il la transforme.

C’est un très très beau roman sur l’amour, la liberté, l’écriture, un roman très sensuel sur le désir, car c’est bien cela qui anime la narratrice et lui permet de se sentir vivante. Et au bout du compte cette question : qu’est-ce que la liberté ? Encore une fois, je me suis beaucoup retrouvée dans ce personnage de femme, dans ses failles et ses questionnements, et encore une fois j’ai été fascinée par la manière dont il est arrivé pile au bon moment dans ma vie.

Par contre, une chose m’a perturbée : le résumé de la quatrième de couverture ne correspond absolument pas au contenu du roman, ni dans l’histoire ni même dans le nom des personnages (d’après mes recherches, il correspond à un roman qui date de 1969, A pleur joie d’Elvire de Brissac, et je ne vois pas du tout ce qu’ils ont foutu chez Grasset pour que le résumé se retrouve ici…).

Transformations d’une femme
Isabelle SORENTE
Grasset, 2009