La beauté du geste, d’Yves Bichet : instants de grâce

La poésie pourrait ressembler à un geste, un premier mouvement du corps, une rencontre fortuite de la danse, de la musique et des mots qui célèbrent le quotidien, des mots capables de stopper notre fuite en avant, de rappeler le murmure du ruisselet derrière la maison, le lacis de ridules sur la joue tant aimée, l’avion qui s’arrache du sol, le nourrisson qui agrippe un index inconnu, la goutte de lymphe qui perle dans l’œil des coqs pendus sous les grands chênes, l’amandier en fleurs, l’aveugle qui caresse l’arcade sourcilière de son chien, et le peuple tout entier qui bataille.

Je n’ai pas pu résister à cette magnifique couverture qui représente des groseilles à l’aquarelle, et à ce titre ô combien prometteur.

Dans ce recueil de récits, Yves Bichet cherche les instants de grâce dans les gestes du quotidien, ceux auxquels on ne prête pas attention. Les gestes habiles ou tendre, les gestes techniques, les gestes cruels parfois. Le geste d’écrire. Le geste amoureux. Les gestes maladroits.

Et cela donne un ensemble assez hétéroclite. Certains textes sont des bouffées de poésie et de sensualité, lorsque la beauté d’un geste est nimbée de tout le reste, les odeurs, les textures, les sons. J’ai aimé ces réflexions sur le geste d’écrire, et les trop rares textes sur le geste amoureux. Malheureusement d’autres récits m’ont laissée à quai même s’ils restent touchants parce que dans la vie, mais ils ne m’ont pas parlé.

Néanmoins, l’ensemble reste une belle expérience de lecture, et je suis ravie d’avoir découvert un auteur que je ne connaissais pas.

La Beauté du geste
Yves BICHET
Le Pommier, 2023

Peines mineures, de Sonia Chiambretto : insoumises

Nous — filles bien nées filles bien nées filles mal nées filles de divorcées filles non désirées filles nées de la collaboration dans l’après-guerre filles intelligentes filles créatives filles précoces filles spirituelles filles débrouillardes filles curieuses  — nous ne sommes ni vulgaires ni versatiles ni vénéneuses ni vilaines ni violentes ni vengeuses ni véhémentes ni vicieuses ni mauvaises ni superficielles ni caractérielles ni asociales ni méchantes ni délurées ni des traînées ni des âmes perdues.

J’aime beaucoup cette collection « Des écrits pour la parole » des éditions de l’Arche, qui propose des textes forts et engagés, qui posent des questions essentielles pour la société.

Ici, le sujet, c’est la délinquance féminine : un récit choral, qui met en miroir des gamines d’aujourd’hui enfermées dans un centre éducatif fermé suite à des délits de trafic de drogue ou faits de violence, et des adolescentes enfermées à l’internat du Bon Pasteur à la fin des années 1950, coupables d’avoir tout simplement voulu exister.

Malgré les différences, la même accusation : celle d’être des insoumises, de dépasser des cadres qu’on leur a fixés.

Un texte coup de poing, plein de désespoir, de violence, et animé par une soif de liberté qui déborde de partout. Car c’est bien de cela dont il s’agit : elles veulent être libres, et si la manière dont les premières assouvissent ce besoin est discutable, la pulsion, elle, ne l’est pas. Elles refusent de se soumettre, crient leur rage et leur révolte d’une manière parfois poétique dans sa brutalité, restent des gamines qui ont soif d’amour, et l’ensemble donne un texte très troublant, qui mérite vraiment d’être découvert !

Peines mineures
Sonia CHIAMBRETTO
L’Arche, 2023

No Sex in the City ?, de Candace Bushnell : femmes dans la cinquantaine

L’un des grands avantages de la maturité, c’est que, avec le temps, la plupart des gens deviennent un rien plus compréhensifs et bienveillants. La raison, c’est que lorsque vous atteignez la cinquantaine, vous êtes déjà un peu cabossé par la vie. Vous avez appris deux ou trois choses. Par exemple, qu’une existence en apparence idyllique peut être vécue intérieurement comme un cauchemar. Et que vous rencontrerez des revers, même si vous faites tous les efforts possibles pour atteindre la perfection. Mais, surtout, vous avez appris que vos certitudes les plus sacrées peuvent très bien, du jour au lendemain, cesser de l’être.

Autre salle, autre ambiance par rapport à mercredi, c’est le moins que l’on puisse dire. Le fait est que j’ai acheté les deux romans le même jour, et qu’en tombant sur celui de Candace Bushnell, une autrice que j’adore, j’ai été frappée de stupeur car je n’en avais absolument pas entendu parler, alors même que j’ai lu tous les précédents. Il faut dire, pour ma défense, qu’il est sorti en 2020, et que cette année-là, nous étions tous occupés à autre chose…

Après la mort de son chien et son divorce, Candace Bushnell, à cinquante ans, décide de quitter New-York (même si elle y conserve un petit pied-à-terre) et de s’installer dans un ancien village de pêcheurs dans les Hamptons, là où vivent aussi ses copines. Cela veut-il dire renoncer aux relations amoureuses ? Pas tout à fait…

Suite de récits et de chroniques telles qu’on pourrait les lire dans un magazine, No Sex in the City ? (dont le titre original est Is there still Sex in the City ? et il faudra un jour qu’on m’explique l’intérêt de changer un titre si ce n’est pas pour le traduire, mais passons) nous permet de retrouver le ton unique de Candace Bushnell, à la fois drôle et désabusé. Et toujours cette curiosité anthropologique pour son sujet, les relations amoureuses et les rencontres, ici celles des femmes de cinquante ans et plus qui se retrouvent « sur le marché ». Il est question de Tinder, des Toyboys, du shopping sur Madison Avenue (où il faut montrer patte blanche pour être autorisé à dépenser son argent), la crise de folie de la cinquantaine, le nouveau boyfriend, les « super seniors »…

Une vraie bouffée d’air frais : j’ai pris énormément de plaisir avec ce texte, qui m’a aussi beaucoup fait réfléchir, et qui, de manière salutaire, nous montre que contrairement à ce que certains croient, les femmes de cinquante ans et plus sont encore séduisantes, ont des désirs, et peuvent mener une vie intéressante, même en dehors de New-York !

Ce n’est pas Carrie Bradshaw, mais on sait bien que le personnage est un double de l’autrice malgré tout, et je trouve particulièrement intéressant de voir cette évolution : on l’a connue adolescente, puis jeune adulte, sa période phare étant la trentaine, et on la découvre aujourd’hui dans la maturité, et c’est très inspirant !

No Sex in the City
Candace BUSHNELL
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Hermet
Albin Michel, 2020 (Livre de poche, 2022)

V13, d’Emmanuel Carrère : le rideau déchiré

La demi-heure sera peut-être une heure, les six mois sont en train de devenir un an, et je ne dois pas être seul aujourd’hui à me demander pourquoi je me prépare à passer un an de ma vie enfermé dans une salle d’audience géante avec un masque sur le visage, cinq jours par semaine, en me réveillant à l’aube pour mettre au propre mes notes de la veille avant qu’elles soient devenues illisibles — ce qui veut clairement dire ne penser à rien d’autre et n’avoir, pendant un an, plus de vie. Pourquoi ? Pourquoi m’infliger ça ? Pourquoi avoir proposé à L’Obs cette chronique au long cours ? Si j’étais avocat, ou n’importe quel acteur dans le grand appareil de la justice, bien sûr : je ferais mon métier. Pareil si j’étais journaliste. Mais écrivain à qui personne n’a rien demandé et qui, comme disent les psychanalystes, ne s’autorise que de son désir ? Drôle de désir.

Drôle d’idée, en effet, pour un écrivain, que de passer un an de sa vie à suivre un procès. Mais quel procès : celui des attentats du 13 novembre, celui que tout le monde attend et qui a quelque chose d’historique. Alors, c’est ce que fait Emmanuel Carrère : il suit le procès, jour après jour, et en fait une chronique hebdomadaire dans L’Obs, chroniques que nous retrouvons ici (parfois un peu augmentées) dans un volume que je n’ai lu que parce qu’Emmanuel Carrère en était l’auteur.

Alors, bien sûr, émotionnellement, c’est très dur, et j’ai beaucoup pleuré. C’est un ouvrage bouleversant. Mais, avant tout, profondément humain car Carrère sait poser les mots. Un grand écrivain, un des meilleurs, et il a ce sens de l’écriture, du détail qui fait sens, et cette grande intelligence qui lui permet des analyses passionnantes, des ponts. Une curiosité qui le pousse à creuser, à chercher, ce qui rend ce texte souvent, aussi, très instructif. Et cet humour sarcastique qui parfois fait comme un ballon d’oxygène.

Un ouvrage fort, très fort, qui permet de suivre le procès de l’intérieur, même s’il reste beaucoup de zones d’ombres, et que, fondamentalement, on ne peut pas comprendre.

V13. Chronique judiciaire
Emmanuel CARRERE
POL, 2022

New York sans New York de Philippe Delerm : journal d’antivoyage

Tous ces films regardés, toutes ces photos, tous ces albums, tous ces livres, non pas pour aller à New York un jour, mais un peu bizarrement, presque d’emblée et bien plus encore à présent, pour ne pas y aller, pour préserver le secret d’une ville essentielle qui ne supporterait pas d’être tant soit peu violée par la réalité.

La manière dont certains lieux se construisent dans notre imaginaire à partir de lectures, d’images, de rêverie est l’objet d’une discipline que l’on appelle géocritique. C’était un des axes d’études de ma thèse (sur l’Egypte) et l’objet d’un article qui me vaut une multitude de mentions. J’ai donc été très amusée par le principe de ce nouvel ouvrage de Philippe Delerm, un auteur que j’aime beaucoup.

Ici, par instantanés littéraires, il nous emmène non pas à New York, mais dans l’imaginaire de New York : comment la ville existe dans son esprit, construite à partir de films, de livres, de musique, de photographies… mais il ne s’agit pas d’une rêverie qui aurait pour but de préparer un voyage (comme je peux le proposer dans le voyage géographique). Non : le but est justement de ne pas aller à New York.

J’ai beaucoup aimé le principe, et j’ai beaucoup aimé ce voyage dans l’image personnelle de New York de Delerm. On croise beaucoup Woody Allen, quelques photographes comme Depardon ou Vivian Maier, des livres, Paris vs New York, Melville, Whitman, très peu Paul Auster (Delerm n’a pas tellement aimé). Les restaurants où il n’ira pas. Le 11 septembre. L’imaginaire des bruits, des odeurs, de la nourriture. Ce qui est intéressant ici, c’est de confronter notre imaginaire à celui de l’auteur, car d’une personne à l’autre, les références varient : chez moi il y aurait plus de Paul Auster évidemment, il y aurait Sex and the City bien sûr, d’autres films, d’autres livres…

Vraiment, j’ai beaucoup aimé cet antivoyage rafraîchissant et divertissant. Si vous aimez Delerm : foncez ! Surtout si vous n’allez pas à New York !

New York sans New York
Philippe DELERM
Seuil, 2022

Lettres à Clipperton, d’Irma Pelatan : une aventure épistolaire

Pourtant, je le sais, je le sais de cette certitude écrasante et sans faille qui parfois vous assaille au mitan de la nuit, je sais que quelque chose, quelqu’un sur Clipperton attend, a besoin, de ces lettres. Au milieu du sommeil le plus étale, cette attente impérieuse soudain m’envahit, me réveille en sursaut, me tiraille.

C’est un projet bien étrange que celui de ce roman : après avoir trouvé un paquet d’enveloppes « Par Avion », Irma décide d’écrire une lettre par jour à « tout habitant sur l’île de Clipperton ». Clipperton ? Un atoll inhabité du pacifique.

Des lettres sans destinataires, donc, mais on se prend très vite au jeu, à la fois des confidences, mais aussi de l’intérêt de l’autrice pour l’île, qui est ici à la fois utopie et support de tous les fantasmes, permettant à l’envi le déploiement de l’imaginaire.

C’est, finalement, un voyage immobile vers soi, que je vous conseille si vous aimez les curiosités !

Lettres à Clipperton
Irma PELATAN
La Contre-Allée, 2022

La Douleur, de Marguerite Duras : récits intimes

Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d’entrée : « Qui est là. – C’est moi. » Il pourrait également téléphoner dès son arrivée dans un centre de transit : « Je suis revenu, je suis à l’hôtel Lutetia pour les formalités. » Il n’y aurait pas de signes avant-coureurs. Il téléphonerait. Il arriverait. Ce sont des choses qui sont possibles. Il en revient tout de même. Il n’est pas un cas particulier. Il n’y a pas de raison particulière pour qu’il ne revienne pas. Il n’y a pas de raison pour qu’il revienne. Il est possible qu’il revienne. Il sonnerait : « Qui est là. -C’est moi. »

Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu à nouveau envie de lire Duras. Mais comme j’ai un peu de mal avec certains de ses romans, je me suis plongée dans ce récit plus ou moins autobiographique. En réalité, plusieurs récits.

Le premier récit, qui donne son titre à l’ensemble, La Douleur, est un journal de l’attente, que Duras dit avoir retrouvé dans une armoire, qu’elle ne se souvient pas avoir écrit et qu’elle pense impossible d’avoir écrit au moment des faits, et qui existe pourtant. C’est la lente torture de l’attente de son mari, après la libération des camps, dans l’incertitude de ce retour.

Les autres récits forment un ensemble un peu hétéroclite : les trois premiers sont liés thématiquement et abordent la Libération et l’épuration. Dans le premier, écrit 40 ans après les faits, elle raconte la relation trouble qui l’a liée un temps à l’homme qui a arrêté son mari, et qu’elle espionne pour la Résistance ; deux autres racontent, mais cette fois à la troisième personne, deux arrestations et interrogatoires de collaborateurs. Quant aux deux derniers textes, « c’est de la littératures », dit-elle, et je n’ai honnêtement pas compris ce qu’ils faisaient là, ni de quoi il était question, en fait.

Le fait est que c’est le premier texte qui m’a bouleversée, d’autant qu’il résonnait particulièrement fort avec les événements actuels et que ce n’était pas fait exprès, je l’avais commencé avant. Mais c’est vraiment un texte magnifique, très intime et en même temps universel, et c’est ce qui fait sa force. Il y a la douleur, et il y a, tout de même, cette lumière dont Duras ne parle pas explicitement mais qui est là tout de même : que pour un écrivain, tout devient texte, et que si l’écriture ne sauve de rien, elle aide tout de même, un peu, à ne pas sombrer, même dans les pires moments.

La Douleur
Marguerite DURAS
POL, 1985 (Folio, 1993/2021)