Alors l’homme et la femme en leur agilité Jouissaient sans mensonge et sans anxiété

Into the woods

Plus je lis Baudelaire et plus je me rends compte que non seulement il avait compris des choses essentielles sur le monde (ça, cela semble une évidence) mais aussi qu’il a bien plus profondément influencé ma propre vision du monde que je le pensais. Pas avec tous ses poèmes, mais avec certains. Prenons celui-là, « J’aime le souvenir de ces époques nues », sur lequel je suis retombée l’autre jour. Pas par hasard : il se trouve que des éditions des Fleurs du Mal j’en ai une bonne quinzaine, et qu’il y en avait une que j’avais deux fois. J’ai donc décidé d’en sacrifier une pour mon journal poétique et je m’en suis donnée à cœur joie avec « Correspondances », qui est mon poème tutélaire. Enfin, un de mes. Et le suivant dans le recueil est donc celui que je vous offre aujourd’hui, et qui dit tout sur notre monde en manque d’unité, d’harmonie, d’amour, de beauté – d’immanence. Et le rôle du poète de se souvenir, et de réenchanter.

J’aime le souvenir de ces époques nues,
Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues.
Alors l’homme et la femme en leur agilité
Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,

Et, le ciel amoureux leur caressant l’échine,
Exerçaient la santé de leur noble machine.
Cybèle alors, fertile en produits généreux,
Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,
Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes
Abreuvait l’univers à ses tétines brunes.
L’homme, élégant, robuste et fort, avait le droit
D’être fier des beautés qui le nommaient leur roi ;
Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,
Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures !

Le Poète aujourd’hui, quand il veut concevoir
Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir
La nudité de l’homme et celle de la femme,
Sent un froid ténébreux envelopper son âme
Devant ce noir tableau plein d’épouvantement.
Ô monstruosités pleurant leur vêtement !
Ô ridicules troncs ! torses dignes des masques !
Ô pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,
Que le dieu de l’Utile, implacable et serein,
Enfants, emmaillota dans ses langes d’airain !
Et vous, femmes, hélas ! pâles comme des cierges,
Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges,
Du vice maternel traînant l’hérédité
Et toutes les hideurs de la fécondité !

Nous avons, il est vrai, nations corrompues,
Aux peuples anciens des beautés inconnues :
Des visages rongés par les chancres du cœur,
Et comme qui dirait des beautés de langueur ;
Mais ces inventions de nos muses tardives
N’empêcheront jamais les races maladives
De rendre à la jeunesse un hommage profond,
— À la sainte jeunesse, à l’air simple, au doux front,
À l’oeil limpide et clair ainsi qu’une eau courante,
Et qui va répandant sur tout, insouciante
Comme l’azur du ciel, les oiseaux et les fleurs,
Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs!

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

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