Journal de la création, de Nancy Huston : le corps des écrivaines

Journal de la création, de Nancy Huston : le corps des écrivaines

Les institutions patriarcales ont privé non seulement les femmes de leur âme, mais les hommes de leur chair, et il faudra bien du temps encore avant que les artistes ne deviennent des êtres pleins, non mutilés et non envieux. Avant que les femmes ne cessent de s’amputer de leur maternité pour prouver qu’elles ont de l’esprit ; avant que les hommes ne cessent de déprécier la maternité tout en la mimant parce qu’ils en sont incapables. Avant que les femmes ne cessent de « trembler » et se mettent à croire en la puissance fantastique de leur imaginaire ; avant que les hommes ne cessent de narguer la mort et se mettent à croire en leur fécondité à eux, en leur paternité réelle et non plus symbolique, en leur immortalité tranquille et anonyme dans l’espèce. Il est possible d’être humain sans ajouter aussitôt, à la manière de Nietzsche, « trop humain », et sans considérer cet état comme une déchéance.

Je ne sais plus dans laquelle de mes lectures il était fait références à cet ouvrage, que j’ai immédiatement commandé sans en savoir plus sur ce dont il était question exactement : « création » me suffisait (et Nancy Huston, dont j’aime la pansée mais que je n’avais pas lue depuis longtemps). Et quand j’ai compris de quoi il était question exactement, j’ai éclaté de rire puisque il est question exactement du sujet de mes recherches actuelles et que c’était donc une très belle synchronicité, d’autant plus que je l’ai lu en parallèle de Fille.

Nous sommes en février 1988 et dans ce journal, Nancy Huston s’intéresse à la création dans les deux sens de création artistique et de création d’un autre être dans son corps, et donc à l’articulation féminin/masculin et corps (animalité) / esprit. Elle-même est enceinte et elle va donc faire s’entrecroiser des recherches sur les couples d’écrivains (Scott et Zelda Fitzgerald, Sand et Musset, Elizabeth Barrett et Robert Browning, Leonard et Virginia Woolf, Beauvoir et Sartre, Sylvia Plath et Ted Hughes, Colette Peignot et Georges Bataille, Hans Bellmer et Unica Zürn, Emma Santos), sur la création artistique au féminin, et journal de grossesse.

C’est fabuleusement passionnant, inspirant et érudit : dans cet essai/journal, Nancy Huston pose des questions absolument vertigineuses sur la création littéraire (artistique) lorsqu’on est une femme. Son hypothèse est celle d’une dissociation esprit/matière et le refus de beaucoup d’artistes d’être dans la matière, le charnel, le corporel (c’est le sens du mythe de Pygmalion) ; or les femmes ont plus de mal que les hommes à en sortir, car la maternité ou les règles les ancre davantage dans leur corps. D’où une scission : beaucoup cherchent, comme Virginia Woolf, à tuer la femme en elle, à s’affranchir du corporel parce qu’elles pensent que c’est le seul moyen d’être des génies. Et elles finissent par s’anéantir psychiquement et même physiquement.

Or pourquoi choisir ? Pourquoi ne pourrait-on remplacer ce ou par un et ? Il y a dans le texte une très intéressante analyse du patriarcat séparateur à tous les niveaux (et un passionnant passage sur le lesbianisme politique, autre forme de séparation et nouvelle forme du féminin : Huston s’arrête à Wittig évidemment, mais on peut y inclure quelques folles furieuses actuelles, la réflexion est la même). Et de la nécessité pour les hommes et les femmes de récupérer l’intégralité de leur capacités, de ne plus se couper, s’amputer d’une partie de leur être. Et ça, c’est mon sujet d’écriture du moment !

Je me suis concentrée dans cet article sur le sujet fil rouge, mais au cours de ses analyses elle mène bien d’autres réflexions sur la création littéraire qui m’ont vraiment nourrie !

Journal de la Création
Nancy HUSTON
Le Seuil, 1990 (Babel, 2001)

6 commentaires

  1. Un peu trop cérébral pour m’attirer !

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    1. C’est possible 😉

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  2. Bobinette dit :

    C’est amusant que tu écrives « et Nancy Huston, dont j’aime la pansée »… comme s’il s’agissait de réunir dans le même mot, féminin et singulier, voire même verbe – qui s’est fait chair ? – si on le prend comme participe passé, le corps et sa panse (corps qu’on nourrit, dont on prend soin, qu’on soigne, ramené à son ventre) et l’esprit et sa pensée….

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    1. Oh oui, je n’avais pas vu ! Intéressante interprétation 😉

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  3. Miss Zen dit :

    Le confinement et les vacances scolaires me laissent un peu de temps pour lire les billets en retard. Et je découvre le tien et ce livre qui va immédiatement dans ma pile des prochains achats.

    Aimé par 1 personne

    1. J’ai vraiment appris beaucoup de choses

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