Le Carnet d’or de Doris Lessing : une femme clivée

Le Carnet d'or de Doris Lessing : une femme clivée

Je suis remontée chez moi après la scène entre Tommy et Molly, et j’ai aussitôt commencé d’en faire une nouvelle. Il m’est alors apparu que cette manière de tout transformer en fiction devait constituer une évasion. Pourquoi ne pas écrire tout simplement ce qui arrive ? Pourquoi ne tiens-je pas un journal ? Il est évident que la manière dont je transforme tout en fiction n’est qu’un moyen de me dissimuler à moi-même quelque chose. Aujourd’hui c’était très net : je suis d’abord restée à écouter Molly et Tommy se disputer, en proie à un malaise très intense ; et puis je suis remontée chez moi et j’ai aussitôt commencé à écrire une histoire sans même en avoir eu l’intention. Je vais tenir un journal. 

Cela faisait une éternité que je voulais lire ce roman, mais je tournicotais autour sans arriver à me lancer. Et puis l’autre jour je me suis dit que c’était le bon moment. Le fait est que cela l’était puisqu’il m’a permis de comprendre beaucoup de choses sur moi-même et notamment sur cet embrouillamini constant entre la réalité et la fiction qui est mon obsession du moment (et sur d’autres choses aussi), et en même temps ça ne l’était pas trop vu mon blocage actuel avec la fiction, en tout cas la narration longue (car est-ce vraiment de la fiction ?) et j’ai mis un temps fou à en venir à bout. Mais, bref.

Anna a publié un roman qui a eu du succès et dont les droits lui permettent de vivre ; pour autant, elle ne se considère pas comme un écrivain, et d’ailleurs elle n’écrit plus (c’est en tout cas ce qu’elle affirme), sauf dans ses carnets, dans lesquels elle cloisonne ses expériences. Le carnet noir est consacré à son expérience africaine, source de son roman, et à son expérience d’auteur. Le carnet rouge est constitué de réflexions sur le communisme et le Parti. Le carnet jaune semble un projet de roman où elle interroge les relations amoureuses. Enfin le carnet bleu est ce qui ressemble le plus à un journal.

Un roman extrêmement complexe, qui brouille la référentialité à un degré assez rare : qu’est-ce qui est journal ? Qu’est-ce qui est roman ? Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui est fiction ? L’ensemble est rendu encore plus complexe par le fait que les expériences d’Anna sont largement inspirées de celles de l’auteure. De fait, Anna est un personnage fascinant, tant comme écrivain que comme femme — et les deux sont évidemment intrinsèquement liés : l’écrivain en elle transforme toutes ses expériences en fiction, afin de mettre les choses à distance et d’introduire une cohérence, un sens, mais, clivée, elle ne peut s’empêcher de cloisonner ces expériences. Le roman se fait alors réflexion sur le monde : j’avoue que tout ce qui concerne le parti communiste a failli me faire périr d’ennui, par contre la question des relations hommes/femmes, de l’expérience d’être femme, et une femme libre à une époque où ce n’était pas courant (et en même temps je pense que sa réflexion est universelle), m’ont passionnée. Et encore une fois, ce roman est très lisible avec le filtre des travaux de Clarissa Pinkola-Estès :  finalement, Anna ne s’autorise pas à assumer la femme et l’écrivain en elle, elle est totalement clivée, et ce n’est qu’à l’issue d’un long cheminement qu’elle trouve enfin l’unification. Le carnet d’or.

Un très beau roman, qui m’a beaucoup parlé et fait réfléchir !

Le Carnet d’or
Doris LESSING
Traduit de l’anglais par Marianne Véron
Albin Michel, 1972 ( Livre de Poche)

11 commentaires

  1. Doris Lessing est une de mes autrice favorites, très douce, un réalisme désabusé et pourtant plein d’espoir… J’avais adoré journal d’une voisine. J’adorerai en lire plus, peut-être avec celui ci 🙂

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  2. Maghily dit :

    Je suis justement occupée à lire ce roman (il me reste le chapitre sur le Carnet d’or à lire). 🙂

    Comme toi, j’ai été souvent ennuyée par les parties sur le communisme. J’ai eu un peu de mal à comprendre le but des différents carnets avant d’avoir fait un premier tour de chacun. Mais j’ai beaucoup aimé les parties où Anna analyse ses relations avec les autres, ainsi que son propre comportement. Cela a fait résonner pas mal de choses en moi.

    J’ai le Pinkola Estes (Femmes qui courent avec les loups) dans ma PAL et je vais sûrement le lire d’ici peu si tu dis qu’il éclaire ce roman-ci, tant qu’il est encore frais dans mon esprit.

    Ce n’est pas un roman facile, je trouve, mais il me donne envie d’en découvrir davantage sur Doris Lessing et le reste de son oeuvre.

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  3. Je ne connaissais pas ce roman de Lessing. Je me le note, merci pour la découverte ☺

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  4. Doris Lessing est une auteure passionnante et moi aussi je tournicote autour de ce livre. Il est contenu dans une anthologie que je possède d’elle et c’est étrange j’ai lu les autres romans alors que celui-ci est la « référence ».

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    1. Ah oui c’est amusant ! Pour ma part j’en lirai sans doute d’autres !

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  5. Trop peur de mourir d’ennui. pas du tout le style de lecture dont j’ai besoin ces temps-ci.

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  6. Ce que tu en dis intrigue…Je note le titre.

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    1. C’est très particulier comme roman, mais intéressant

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