Tout au long de l’instruction le juge n’a cessé de s’étonner que ces coups de téléphone n’aient pas été passés plus tôt, sans malice ni soupçon, simplement parce que, même quand on est « très cloisonné », travailler pendant dix ans sans que jamais votre femme ni vos amis vous appellent au bureau, cela n’existe pas. Il est impossible de penser à cette histoire sans se dire qu’il y a là un mystère et une explication cachée. Mais le mystère, c’est qu’il n’y a pas d’explication et que, si invraisemblable que cela paraisse, cela s’est passé ainsi.
J’ai beau aimer profondément Emmanuel Carrère, ce texte-là, cela faisait une éternité que je tournicotais autour sans arriver à me résoudre à m’y attaquer, parce que je savais, intuitivement, qu’il allait me terrasser. Le mot n’est pas trop fort. Et puis, l’autre jour, après ma lecture de Faire effraction dans le réel, je suis tombée dessus en errant plus ou moins au hasard (?) dans une librairie. Et je me suis dit que le moment était venu.
9 janvier 1993. Après une vie de mensonges, Jean-Claude Romand assassine toute sa famille, femme, enfants et parents, puis avale des cachets et met le feu à sa maison. Suicide raté : il sera le seul survivant. Fasciné par cette histoire, Carrère essaie d’en trouver la clé.
C’est une histoire invraisemblable, comme seul le réel peut en produire, car dans un roman, on n’oserait pas : un personnage, qui d’ailleurs porte presque un nom de fiction, dont la vie bifurque dans le mensonge pour une raison qu’on n’arrivera jamais à saisir, et qui, pendant des années, parvient à vivre ce mensonge et à tromper tout le monde sans jamais se faire prendre. Et c’est justement ce qui intéresse Carrère, qui endosse ici pour la première fois son costume d’enquêteur : le romanesque du réel, supérieur à celui de la fiction.
Romanesque ou, pour tout dire, tragique. Car ce qui fascine tant dans les faits divers en général (que l’on pense à l’affaire Gregory ou à l’affaire Dupont de Ligonnès) et celui-ci en particulier, c’est leur allure de tragédie grecque. Au départ, on a un simple mythomane, comme il en existe tant, qui corrige par ses récits les insuffisances du réel : il attire l’attention, lui qui n’intéresse personne, fait croire que tout va bien quand à l’intérieur de lui tout est mort (la mythomanie lui permet de masquer une tendance profonde à la dépression). Est-ce de l’hybris, de vouloir avoir de la valeur ? En tout cas, ses mensonges lancent la machine infernale, l’entraînent dans l’engrenage fatal qui mène, nécessairement, inexorablement, à la catastrophe. Avec cette imagination, Romand aurait-pu, comme son nom l’y prédestinait peut-être, être romancier ; il est devenu assassin. Il s’est autosabordé. Mais une question plane : pourquoi ? A cette question il n’y a pas de réponse, sauf encore celle du héros tragique : celle de vouloir un destin exceptionnel, quitte à ce que ce soit dans l’horreur. Mais aller au bout de ce destin.
Carrère cherche l’humain. Ce qui se passait dans la tête de Romand. Mettre du sens dans ce qui n’en a pas, et la tragédie est une clé de lecture, parce qu’il en faut absolument une. Carrère ne juge pas, et c’est bien ce qui crée le malaise, dérange, bouleverse : on se retrouve devant Romand comme devant Oreste, Phèdre ou Médée : on éprouve de la terreur, oui, et en même temps, malgré soi, presque de la pitié.
Parce que Romand remue quelque chose en nous. Son histoire nous oblige à plonger dans les recoins les plus sombres de notre âme, et à affronter notre propre monstruosité — nous en avons tous une. Exemplaire, donc, et cathartique !
L’Adversaire
Emmanuel CARRÈRE
P.O.L, 2000 (Folio, 2001)
J’avais complètement oublié que j’ai vu ce film inspiré du fait réel…, il serait donc prochainement libéré…
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Il pourrait…
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Il devait l’être mais il a demandé à rester en prison…
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Finalement l’examen de sa demande a été reportée sine die, pour vérifier certains points. Il est « libérable » depuis 2015 mais a fait la demande un peu plus tard.
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