Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant même que leur amitié, les origines de cette maladie. Elles étaient là, en Lol V. Stein, couvées, mais retenues d’éclore par la grande affection qui l’avait toujours entourée dans sa famille, et puis au collège ensuite. Au collège, dit-elle, et elle n’était pas la seule à le penser, il manquait déjà quelque chose à Lol pour être — elle dit : là. Elle donnait l’impression d’endurer dans un ennui tranquille une personne qu’elle se devait de paraître mais dont elle perdait la mémoire à la moindre occasion. Gloire de douceur mais aussi d’indifférence, découvrait-on très vite, jamais elle n’avait paru souffrir ou être peinée, jamais on ne lui avait vu une larme de jeune fille. Tatiana dit encore que Lol V. Stein était jolie, qu’au collège on se la disputait bien quelle vous fuît dans les mains comme l’eau parce que le peu que vous reteniez d’elle valait la peine de l’effort. Lol était drôle, moqueuse impénitente et très fine bien qu’une part d’elle-même eût été toujours en allée loin de vous et de l’instant. Où ? Dans le rêve adolescent ? Non, répond Tatiana, non, on aurait dit dans rien encore, justement, rien. Était-ce le cœur qui n’était pas là ? Tatiana aurait tendance à croire que c’était peut-être en effet le cœur de Lol V. Stein qui n’était pas — elle dit : là — il allait venir sans doute, mais elle, elle ne l’avait pas connu. Oui, il semblait que c’était cette région du sentiment qui, chez Lol, n’était pas pareille.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu Marguerite Duras, et l’autre jour, en faisant du rangement dans mes bibliothèques — j’ai l’impression de passer mon temps à dire ça, mais le fait est que j’ai récemment rangé plusieurs rayons et que j’y ai découvert plein de choses intéressantes ; par contre évidemment je n’ai toujours pas retrouvé l’essai que je cherche depuis plus de six mois — je suis retombée sur ce roman que je possède sans doute depuis plusieurs années et qui ne m’avait jusque-là pas spécialement fait envie. Mais là, c’était sans doute le bon moment, et le désir est né…
Alors qu’elle devait épouser Michael Richarson, Lol V. Stein se le fait ravir sous ses yeux un soir de bal par Anne-Marie Stretter : un coup de foudre, auquel elle ne peut rien, et qui la fait sombrer dans une folle indifférence. Dix ans plus tard, elle revient dans la ville où elle vivait alors, avec son mari, et y retrouve son amie Tatiana Karl, et rencontre le narrateur, Jacques Hold qui, fasciné, entreprend de percer le mystère de l’âme de la jeune femme.
Un roman résolument envoûtant et fascinant, qui donne parfois l’impression d’être dans un rêve aux contours flous et ouatés : comme un fantôme, Lol erre dans la ville et dans sa vie, indifférente à tout, un peu comme le Meursault de Camus — cette indifférence des gens qui ont tellement souffert qu’ils ont cru en mourir, et se sont comme dissociés et regardent désormais leur vie avec un filtre. Pourtant le mystère demeure : si le bal apparaît bien comme l’événement déclencheur, il n’est peut-être pas la cause première et n’a peut-être fait que dégoupiller une grenade qui était déjà là, quelque chose de profondément enfoui mais qu’on ne peut pas trouver : le narrateur, comme une sorte de psychanalyste, tourne autour de la serrure de l’âme de Lol, mais n’en trouve pas la clé : pourquoi cette indifférence, pourquoi cette pulsion scopique qui la pousse malgré elle a être fascinée par les couples et ne concevoir le désir que triangulaire ? On ne le saura pas.
Le roman refermé, Lol garde son mystère, et c’est sans doute tant mieux : c’est un très beau roman, sur la force de l’amour, le désir de possession, toujours marqué par l’inachèvement.
Le Ravissement de Lol V. Stein
Marguerite DURAS
Gallimard, 1964
Allons bon, même les romans de Duras ont droit à leur couverture hoppérienne, maintenant…
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Très belle critique qui illlsutre bien l’ambiance de ce livre. On ressent chez Lol V Stein une sorte de vacuité psychique impalpable dont on ne peut cerner de contours.
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Je t’avoue que je ne suis pas parvenue à le terminer. Pourtant j’aime bien Duras, mais les errements de Lol m’ont ennuyée, j’avais envie de la remuer. Je lui donnerai peut-être une autre chance.
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Ah oui ? Moi ça m’a beaucoup parlé, il faut dire…
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Oui, tu as raison, c’est un très beau roman, plein de mystère. Mon premier Duras et un coup de cœur. Je viens de finir L’Amant de la Chine du Nord qui m’a aussi beaucoup plu.
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