Désorientale, de Négar Djavadi

DésorientaleTout ce que je sais c’est que ces pages ne seront pas linéaires. Raconter le présent exige que je remonte loin dans le passé, que je traverse les frontières, survole les montagnes et rejoigne ce lac immense qu’on appelle mer, guidée par le flux des images, des associations libres, des soubresauts organiques, les creux et les bosses sculptés dans mes souvenirs par le temps. Mais la vérité de la mémoire est singulière, n’est-ce pas ? La mémoire sélectionne, élimine, exagère, minimise, glorifie, dénigre. Elle façonne sa propre version des événements, livre sa propre réalité. Hétérogène, mais cohérente. Imparfaite, mais sincère. Quoiqu’il en soit, la mienne charrie tant d’histoires, de mensonges, de langues, d’illusions, de vies rythmées par des exils et des morts, des morts et des exils, que je ne sais trop comment en démêler les fils.

En bonne orientaliste, je ne pouvais qu’être irrémédiablement attirée par ce roman, d’autant que la Perse/l’Iran a tendance à me fasciner, de loin car il est peu probable que j’y aille un jour, malheureusement, mais c’est une autre histoire.

En attendant le médecin qui doit lui faire une insémination artificielle, Kimiâ tire les fils de sa mémoire. L’histoire de sa famille. Son enfance en Iran avec ses deux soeurs aînées et ses parents, des intellectuels opposants au Shah puis à la dictature religieuse. Son exil. L’Evènement, point aveugle du récit et qu’on ne comprendra qu’à la fin. Les raisons pour lesquelles elle est présente dans cette salle d’attente. Son identité, en somme.

Lumineux, ce roman est porté par une totale maîtrise de la narration et de ses méandres, qui rend parfaitement les errances de la mémoire : les récits s’entremêlent, s’enchaînent, s’enchâssent, superposent l’histoire familiale et l’Histoire de l’Iran, pays martyr tombé de Charybde et Scylla. Cela prend parfois un aspect un peu désinvolte : la narratrice intervient, renonce, avoue au lecteur qu’elle ne peut pas raconter cela pour le moment ; en réalité, tout cela est tenu à la perfection, et s’il paraît peu original de comparer Kimiâ à Shéhérazade, on ne peut pourtant pas s’en empêcher. Mais l’enjeu n’est pas seulement narratif et plaisant : le nœud, ce qui maintient l’ensemble, c’est bien cette question de l’identité sous toutes ses formes. Ce qui façonne l’individu, à la fois dans son genre et dans sa culture. Loin de l’image que l’on peut avoir aujourd’hui de l’Iran, Négar Djavadi nous montre un pays dont les habitants sont cultivés, raffinés, riches d’une histoire millénaire et d’un goût puissant de la liberté, portés par un amour vrai pour la France. Un courage certain, comme le montrent les parents de Kimiâ, qui vont au bout de leurs convictions : le personnage du père, Darius, qui ne porte sans doute pas par hasard ce nom royal, est particulièrement admirable : journaliste, intellectuel, athée, féministe, il est un véritable héros. Dans le cas de la narratrice, l’amour de la France est un peu déçu, et se pose aussi dans le roman la question de l’exil et de l’intégration : s’intégrer demande, d’abord, de se désintégrer. De devenir Désorientale.  

Un magnifique premier roman, à découvrir absolument. Il m’a pas mal rappelé, par certains côtés, la Boussole de Mathias Enard et bien sûr Persepolis de Marjane Satrapi. En tout cas, pour moi, c’est un coup de coeur !

Désorientale
Négar DJAVADI
Liana Levi, 2016

challenge12016br10% Rentrée Littéraire 2016 – 36/60
By Lea et Herisson

18 commentaires

  1. clara dit :

    il m’attend donc je reviendrai plus tard lire ton avis.

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  2. keisha41 dit :

    Lu et billet à paraître un jour (il est au chaud dans les brouillons depuis des jours et des jours). Les livres sur ce pays m’attirent toujours (tiens, tu devrais absolument découvrir Khomeini, Sade et moi!) et ce désorientale m’a vraiment beaucoup plu (et pourtant j’en connaissais déjà pas mal sur ce coin et son histoire!)
    Je comprends que tu ne prévoies pas de t’y rendre (because foulard? hé oui pas moyen de moyenner, j’ai essayé pourtant ^_^) mais pour y être allée brièvement en 2009 je t’assure que c’est un grand pays, fascinant, dont les habitants sont formidables (bon, sauf certaines vêtues de noir et à cheval sur les principes) et méritent de savoir que l’occident ne les oublie pas.

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    1. Ah mais je ne doute pas que ce soit magnifique ! Mais je préfère mourir que me couvrir la tête d’autre chose qu’un chapeau…

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    2. Je ne doute pas que ce soit magnifique, mais je préfère mourir que de mettre sur ma tête autre chose qu’un chapeau… un jour, peut-être ça ira mieux

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  3. kathel2 dit :

    Je suis aussi fascinée par l’Iran, et contrairement à la Syrie, il semble encore envisageable de pouvoir s’y rendre… J’ai hésité hier devant ce roman, mais les tentations sont nombreuses. Ce n’est que partie remise.

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    1. Mais oui, tu le retrouveras !

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  4. noukette dit :

    Je le lirai celui là, pas possible autrement…

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  5. vagueculturelle dit :

    Ayant été emportée par Boussole et ayant adoré Persepolis, je me dois de lire ce roman ! Je note le titre 🙂

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  6. Je suis également fascinée par l’Iran depuis longtemps (et j’espère visiter ce pays un jour mais comme tu dis, c’est une autre histoire), encore plus depuis que j’ai lu Persepolis il y a deux ans. Je note donc ce roman 🙂 (quant à Boussole, il est dans ma wish)

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    1. Si l’Iran t’intéresse, je pense en effet que ça te plaira !

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  7. AMBROISIE dit :

    Je n’ai jamais lu ce roman mais il me rappelle un autre que ma mère m’a envoyé et que j’avais beaucoup aimé. La narratrice s’est exilée en France, en proie à une nouvelle langue et une nouvelle culture alors que sa jeunesse se déroulait en Iran. Je pense que je lirai Désorientale, même le titre est sublime !

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    1. C’est vraiment une très belle découverte !

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