Depuis jeudi, je ne sais toujours pas quoi en penser.
J’étais tout à fait persuadée que, pour des raisons pas uniquement littéraires d’ailleurs, Salman Rushdie serait cette année le lauréat du Prix Nobel de Littérature. Oates, cela m’aurait un peu révoltée, attendu qu’un écrivain qui signe une pétition pour qu’on ne remette pas un prix de la liberté d’expression à des journalistes assassinés, je trouve que ça affiche mal ; Roth je pense que plus personne n’y croit ; Adonis ça me ferait plaisir, me donnant l’occasion de le lire (parce que sans occasion… ; Kundera, cela me ravirait mais j’y crois de moins en moins ; enfin, bref, il y avait de multiples possibilités, certaines moins surprenantes que d’autres.
Lorsqu’une notification est arrivée sur mon téléphone (cette année je n’ai malheureusement pas pu suivre en direct l’annonce) pour me dire que c’était Bob Dylan, j’ai ri. D’abord parce que j’ai cru à une blague. Ensuite parce que j’ai compris que c’était vrai, et c’était un rire un peu jaune. Et je me suis dit que les jurés se moquaient quand même un peu du monde.
Après, je me suis rendu compte que cet avis (les jurés se moquent du monde) n’était pas unanimement partagé dans le petit univers littéraire, et qu’au contraire on assistait à un début de bataille rangée, de querelle comme l’histoire des lettres en compte tant. Passant outre les malotrus d’un bord ou de l’autre, se traitant qui de décérébré, qui de vieux hippie, qui d’assassin de la littérature, qui d’ignorant, je me suis intéressée d’un peu plus près aux arguments de ceux qui trouvaient ça chouette, que Bob Dylan ait le Prix Nobel.
Mon point de vue de départ était déjà que la chanson est de la littérature, en particulier lorsqu’elle est écrite par quelqu’un de talent (Bob Dylan, Leonard Cohen, Patti Smith ou autres). Mon souci (et ma perplexité) était sur la question de la hiérarchie. Pas que la chanson soit un art mineur, je ne suis pas d’accord avec Gainsbourg sur ce point. Mais hiérarchie entre l’oeuvre de Dylan et celle des écrivains recalés.
L’idée, on le comprend, est d’interroger la définition même du champ littéraire et de ses frontières ; c’était déjà le cas l’an dernier avec Svetlana Alexievitch, qui écrit du reportage et non ce que l’on a l’habitude d’appeler « littérature ». Manifestement, les jurés du Nobel entendent mettre fin à la confusion, à l’identification littérature/roman ou plus largement fiction. Soit. De fait, pendant longtemps, la littérature, les Belles lettres, c’était un petit peu tout ce qui s’écrivait, finalement, des sermons de Bossuet aux chroniques de guerres en passant par les tragédies de Racine. Si l’on remonte encore plus loin, la littérature n’était pas écrite, mais orale et chantée. Que l’on pense à Homère, aède des aèdes.
De ce point de vue, le choix de Dylan fait évidemment sens : rappeler les sources orales et musicales de notre littérature. Rappeler que le champ littéraire est plus vaste que ce qu’on entend habituellement. Et à bien des égards, ce rappel est évidemment salutaire.
Est-il pour autant opportun ? C’est sur ce point, véritablement, que je reste sceptique. Le Nobel vise à récompenser un écrivain ayant rendu de grands services à l’humanité grâce à une œuvre littéraire qui « a fait la preuve d’un puissant idéal ». Est-ce le cas de Dylan ? Je veux bien acquiescer sur ce premier point. Même si, tout de même, je butte toujours sur cette histoire de hiérarchie. Sauf à considérer que le service rendu est d’autant plus grand que l’oeuvre circule mieux. Admettons.
Mais justement : l’oeuvre circule, partout. C’est bien. Mais. A l’heure où le livre, l’écrit est en danger, est-ce un bon signal de primer un auteur dont les gens pourront dire qu’ils connaissent son oeuvre parce qu’ils sont allés écouter cinq chansons sur youtube ? En un sens, c’est une bonne chose, cela désacralise le Nobel ; mais cela sonne aussi, un peu, démago. La littérature à portée de ceux qui ne lisent pas. Tous les ans, le Nobel fait vendre des livres, parce qu’il y a toujours des curieux pour s’intéresser à cet auteur lauréat que dans la plupart des cas ils ne connaissaient pas. Dans le cas présent, quand bien même le support livre existe (textes des chansons mais aussi chroniques) je crois que les gens vont surtout, dans le meilleur des cas, télécharger ses albums. Et ils auront raison, car la chanson ne se lit pas, elle s’écoute, sinon elle perd une grande partie de sa magie.
Du coup, après toutes ces réflexions, je reste profondément perplexe et partagée…
Et vous ?
Très bon article. Je partage aussi ton point de vue, je ne sais pas trop quoi en penser.
J’aimeJ’aime
Comme beaucoup
J’aimeAimé par 1 personne
Très bon article, Caroline, en effet, c’est le moment de s’interroger sur les différentes acceptions du mot littérature qui ne doit pas être pris comme un concept rigide. La chanson, c’est de la poésie orale,c ‘est un genre qu’on peut qualifier de littéraire.
Tous ces auteurs ou journalistes qui partent en croisade pour leur vertueuse conception de la littérature m’affligent.
La décision du jury habilité à décerner le Nobel, n’en est pas moins surprenante. Car ils n’ont pas l’habitude d’attribuer le prix à des œuvres appartenant à des genres populaires. Par exemple, jamais le Nobel n’a été attribué à un auteur de roman policier ou de science-fiction.
Pour le chanteur, au jour d’aujourd’hui, ça semble être un cadeau empoisonné…
J’aimeJ’aime
J’ai effectivement l’impression que cela le laisse aussi perplexe que beaucoup !
J’aimeJ’aime
Bonjour Caroline, pour ma part, je suis contre pour les raisons qu’Anna North développe dans cet article très intéressant : http://www.nytimes.com/2016/10/13/opinion/why-bob-dylan-shouldnt-have-gotten-a-nobel.html?smid=tw-share
J’aimeJ’aime
merci pour le lien
J’aimeJ’aime
Bonjour,
ce choix amène à mon sens beaucoup de confusion, j’aimerais entendre les précédents « Nobel de littérature » s’exprimer sur le sujet.
Un futur Nobel sera-t-il un des gagnants de the Voice ?
Finalement Boby La Pointe Nobel de littérature ça décoifferait vraiment
J’aimeAimé par 2 personnes
ahah !
J’aimeJ’aime
Je suis d’accord avec toi sur les différents points que tu avances. Pour moi aussi, la musique peut être considérée comme de la littérature, dans le sens où il y a aussi un travail sur les mots, sur leur sonorité, leur agencement, et sur leur signification. Ce qui me pose problème est ce que tu appelles la hiérarchie. Etait-il nécessaire de primer Bob Dylan là maintenant, cette année ? Je n’en suis pas sûre.
J’aimeJ’aime
C’est ce qui me pose problème…
J’aimeAimé par 1 personne
Très intéressant ton billet … et ton éclairage ! Je suis plutôt d’accord sur le fait d’amener la littérature à ceux qui ne lisent pas…mais peut être que si on parle de poésie, peut être que l’on peut changer de point de vue… je ne sais pas et je ne sais que penser de tout cela ! D’ailleurs il en dit quoi Bob ???
J’aimeJ’aime
Pour l’instant, il n’en dit rien du tout !
J’aimeJ’aime
Personnellement j’attends ce moment depuis – au moins – 5 ans. Et pourtant on peut dire que je connais et aime un minimum les lettres après 5 ans de lettres modernes :p
Je comprends la peur des « puristes » mais pour ma part je trouve le choix judicieux et je pense qu’il ne faut pas avoir peur de voir une sorte d’invasion de chanteurs / musiciens récompensés. Je crois surtout que ce prix montre bien une interrogation autour de l’intertextualité (raaah la littérature comparée, ça ne me quittera pas comme ça !), de l’ouverture entre la littérature et d’autres domaines. Surtout, oui pour moi Bob Dylan, c’est plus qu’un musicien, c’est un poète, un troubadour, c’est aussi la continuité avec la littérature du Sud. Je pense que cette question est posée depuis suffisamment d’années – le Pulitzer qu’il a reçu il y a quelques années en est d’ailleurs un bon exemple) et qu’il fallait le résoudre une bonne fois pour toutes ! 😀
J’aimeJ’aime
Oui, je comprends
J’aimeJ’aime
Ben moi je trouve pas ça bien de désacraliser le Nobel de littétature car c’est la récompense ultime en la matière et je trouve que le filer à Dylan, certes c’est punk, mais à côté de l’objectif de la chose. Ce n’est que mon avis. Ceci dit en regardant la liste des primés, j’ai vu Churchill…pour ses discours politiques.Est-on toujours dans la littérature; Gainsbourg aurait je crois voulu être peintre, et je suis assez d’accord pour dire que c’est peut être l’art ultime mais faut-il les hiérarchiser?
Tant qu’ils le filent pas à Delerm…ça reste crédible encore un peu….
J’aimeJ’aime
Tu as quelque chose contre Delerm toi !
J’aimeJ’aime
Oui…hi hi, j’ai lu » je vais passer pourun vieux con » et comment dire, ben seul le titre était bien trouvé…:D
J’aimeJ’aime
rhhhooooooo
J’aimeJ’aime
Merci pour cet article très intéressant qui éclaire la question différemment. Je suis également un peu perplexe quant à cette récompense même si j’admire énormément l’oeuvre de Bob Dylan (bien plus que celle de certains « auteurs » au sens le plus classique du terme). Je suis en partie d’accord pour désacraliser le prix Nobel de littérature qui, soyons honnêtes, ne touche pas les masses. Toutefois, je reste vraiment attaché au support écrit et « livre » qui est plus en danger que jamais. Affaire à suivre…
J’aimeAimé par 1 personne
Exactement !
J’aimeJ’aime
« le monde part en quenouille ma petite dame »
Moi aussi j’attends Kundera. Une année de plus.
J’aimeJ’aime
J’ai bien peur que ça n’arrive jamais ^^
J’aimeJ’aime
Je reste perplexe aussi. Là-derrière, et sans préjuger du talent de B. Dylan (je connais du reste fort mal son œuvre chantée/écrite), j’ai idée que ce prix Nobel est celui des Majors, du mainstream (pour reprendre le mot de Frédéric Martel), de l’industrie culturelle américaine dans ce qu’elle a de conquérant. A quand le prix Nobel de littérature pour le dialoguiste ou le scénariste de « Titanic »?
Et concernant les noms « attendus » pour le Nobel de littérature, j’ai un peu les mêmes que toi en tête: Joyce Carol Oates ou Don DeLillo pour les Américains, mais aussi Salman Rushdie (oui!), Haruki Murakami ou Adonis, voire Milan Kundera, pour sortir du pays de l’Oncle Sam.
Ou éventuellement Jeanette Winterson? Je n’ai guère vu son nom dans les listes de papables…
J’aimeJ’aime
En même temps, les Américains ont beaucoup moins de prix Nobel que la France par exemple !
J’aimeJ’aime
C’est vrai – et l’Académie a/avait un argument pour répondre à ceux qui lui reprochent de ne pas décerner leur prix à des auteurs des Etats-Unis: le « manque de dialogue » des lettres US avec les autres domaines littéraires (peu de traductions, etc.). Je viens par exemple de tomber sur ceci:
http://rue89.nouvelobs.com/rue89-culture/2012/10/11/pourquoi-les-ecrivains-americains-nont-presque-jamais-le-prix-nobel-236092
Ou la réflexion d’Horace Engdahl, membre de l’Académie Nobel, il y a quelques années déjà, exhumée par Pierre Assouline en début de billet:
http://larepubliquedeslivres.com/le-bras-dhonneur-des-nobel-la-litterature-americaine/
Bonne journée!
J’aimeJ’aime
Ah, merci, je vais lire ça !
J’aimeJ’aime