La septième fonction du langage, de Laurent Binet

La Septième fonction du langage

Mais ce collège de France, qu’est-ce que c’est ? Fondé par François Ier, d’accord, il a lu ça à l’entrée. Et ensuite ? Des cours ouverts à tout le monde qui n’intéressent que les chômeurs gauchistes, des retraités, des illuminés ou des profs qui fument la pipe ; des matières improbables dont il n’a jamais entendu parler… Pas de diplômes, pas d’examens. Des gens comme Barthes et Foucault payés pour raconter des trucs fumeux. Bayard est déjà sûr d’une chose : ce n’est pas ici qu’on apprend un métier. Epistémè, mon cul.

C’est l’un des romans dont on parle le plus en cette rentrée littéraire, et pas seulement parce que nous fêtons cette année le centième anniversaire de Roland Barthes.

Présent sur presque toutes les listes de prix, sauf bizarrement celle du Goncourt (enfin, bizarrement… j’ai ma petite hypothèse), il suscite le débat, entre les « pour » et les « anti », les admirateurs et les détracteurs, qui ne s’affrontent d’ailleurs pas toujours sur le terrain littéraire : on assiste presque à une nouvelle affaire Dreyfus comme le petit monde des lettres en connaît épisodiquement. D’ailleurs, quand j’ai posté ma photo sur Instagram, j’ai à nouveau eu des réactions contrastées.

Il faut dire qu’avec ce roman, Laurent Binet égratigne sérieusement le petit monde intello-germanopratin, ce que certains ne lui pardonnent pas (ça ce sont ceux qui n’aiment pas pour des raisons partisanes). D’autres trouvent que c’est du grand n’importe quoi. Bref, personne n’est d’accord !

Mais de quoi est-il question ?

Le 25 février 1980, en sortant d’un déjeuner avec Mitterrand, Roland Barthes est fauché par la camionnette d’une entreprise de blanchissage, avant de mourir un mois après de ses blessures. Pour tout le monde, il s’agit d’un accident bête : Barthes, totalement absorbé dans ses pensées, a traversé la rue sans regarder. Cela arrive.

Mais si c’était en fait un assassinat ? En effet, Barthes avait sur lui un document précieux, qui pourrait bien changer la face du monde, et qui s’est mystérieusement volatilisé.

L’inspecteur Bayard, caricature de flic ignorant et réactionnaire, haïssant les intellectuels gauchistes, est chargé de l’enquête, et réquisitionne, pour l’aider à comprendre le microcosme germanopratin et lui traduire le langage sémiotique, Simon Herzog, un jeune chargé de cours…

Thriller ésotérico-érudit à la Umberto Eco (le seul intellectuel à être à peu près épargné dans le roman) mâtiné de satire universitaire à la David Lodge (auquel il est fait un clin d’oeil par le biais d’un surnuméraire s’incrustant à un colloque), avec un peu de James Bond et de parodie de roman d’espionnage sur fond de guerre froide et de San Antonio pour l’écriture, ce roman est à la fois brillant et jubilatoire !

Les idoles en prennent pour leur grade : accros au sexe et aux drogues quand ils ne sont pas tout simplement ridiculisés dans des scènes dignes d’un film comique, toutes les grandes figures de la French Theorie ont leur rôle : Foucault, BHL, Deleuze et Guattari, Derrida, Todorov et Nancy Huston, et surtout Sollers et Kristeva. Tous ces gens que ceux qui ont fait des études de lettres connaissent bien, ont lu, descendent de leur tour d’ivoire intellectuelle et deviennent humains, trop humains.

Binet s’amuse avec la référentialité. D’un côté il ressuscite une époque, sème les effets de réel, les événements, les noms, les lieux. De l’autre il déréalise l’ensemble avec des effets de fiction plus ou moins évidents (plutôt moins, d’ailleurs). Un peu comme Delphine de Vigan mais d’une autre manière, il interroge la littérature, le réel, la fiction, le monde.

Et il interroge surtout le langage et ses immenses pouvoirs : celui qui les détient n’a besoin de rien d’autre. Argumenter, persuader, convaincre, débattre : tous les jours nous ne faisons, finalement, que cela, comme dans un gigantesque logos club où les enjeux varient, mais où il s’agit toujours d‘amener l’autre à changer de point de vue pour adopter le nôtre.

Pas étonnant dans ce cas que l’on soit prêt à tuer pour cette fameuse septième fonction du langage, la fonction performative, qui permet d’agir sur le monde !

Immensément drôle et intelligent, ce roman est absolument à mettre dans toutes les mains, y compris de ceux qui n’y connaissent rien en sémiologie et en sciences du langage : le roman est assez pédagogique pour pouvoir suivre.

La Septième fonction du langage (lien affilié)
Laurent BINET
Grasset, 2015

39 commentaires

  1. Sandrine dit :

    Définitivement le roman de la rentrée qui m’a le plus amusée. Et je ne m’y attendais pas du tout bien sûr, car j’ai de très douloureux souvenirs de mes cours de linguistique à la fac…

    J’aime

    1. Moi aussi, la linguistique et la sémiotique n’étaient pas mes plus grandes passions !

      J’aime

  2. Miss Alfie dit :

    J’avais beaucoup aimé HHhH et du coup celui ci me tente aussi… Mais n’ayant pas fait de grandes études littéraires, n’ayant pas lu les auteurs évoqués, je me demande si je ne risque pas de passer totalement à côté des références…

    J’aime

    1. Je ne crois pas, le personnage de Simon est là pour éclairer les choses !

      J’aime

  3. jostein59 dit :

    J’ai tout de méme un peu peur de m’y plonger. Mais je suis très tentée et j’avais déjà apprécié son précédent roman.

    J’aime

  4. Julie Dionaea dit :

    Normalement c’est ma prochaine lecture, j’ai hâte !

    J’aime

  5. framboise dit :

    ahhhh ce billet est génial ! 😉 sur un livre absolument réjouissant !

    J’aime

  6. Mind The Gap dit :

    Jolie chronique sur ce livre qui pour le moment se vend bien et rencontre un joli succès. Je ne le lirai pas mais ceux qui hésitent devraient être tentés après avoir lu tes mots !

    J’aime

  7. Dans notre petit monde néo-louvaniste, ce roman est très bien coté et un ami m’en a dit beaucoup de bien surtout par le côté policier qui s’en dégage car nous sommes moins sensibles à la critique des intellectuels français qui en prennent pour leur grade, comme vous l’avez évoqué. Je vais me plonger dans ce roman dès que possible. Merci.

    J’aime

  8. Albertine dit :

    Ton billet me donne envie de me plonger dans le roman alors que ma lecture est achevée et que je n’ai pas du tout aimé ce livre. Tu décris très bien les éléments qui caractérisent le dernier Binet et qui peuvent séduire. Personnellement, je l’ai trouvé inégal, parfois lourdement didactique, et surtout, il ne m’a pas fait sourire une seule fois. Mon parcours universitaire aurait dû me permettre de savourer ce met de choix, il m’est resté sur l’estomac 😦 !

    J’aime

    1. Ah mince… pourtant j’ai vraiment éclaté de rire à plusieurs reprises ! Comme quoi…

      J’aime

  9. keisha41 dit :

    Heu j’ai bien envie de le lire, mais est-ce abordable par quelqu’un (moi) ayant arrêté le français obligatoire fin classe de première (c’était facultatif en terminale, mais j’y allais)? ^_^ Bon, je rigole, j’espère comprendre le sel du roman, sinon j’abandonne…

    J’aime

    1. Le personnage de Simon est là pour aider ceux qui n’ont pas fait des études de lettres !

      Aimé par 1 personne

  10. profplatypus dit :

    Je suis moi aussi du côté des « pour » ! Très bon billet en tout cas 😉

    Aimé par 1 personne

  11. Madame lit dit :

    Un livre pour replonger dans nos études littéraires! Chouette!

    J’aime

  12. Papillon dit :

    C’est vrai que ça part un peu dans tous les sens, mais j’ai adoré quand même !

    J’aime

  13. valmleslivres dit :

    Le problème, c’est que je ne suis pas sûre d’avoir envie d’être amusée par un roman.

    J’aime

    1. Ah, ça, c’est un autre problème effectivement

      J’aime

  14. noukette dit :

    Il m’attend, je ne sais pas trop à quoi à m’attendre mais j’adore l’idée !!

    J’aime

    1. C’est spécial, c’est clair !

      J’aime

  15. Géraldine dit :

    Lecture prévue bien sûr, le livre vient d’arriver à la BM

    J’aime

  16. Fleur dit :

    Il est dans ma LAL car nous en parlerons dans l’émission de novembre des Bibliomaniacs. Pour l’instant, le hasard fait que je n’en ai lu que des critiques positives.

    J’aime

    1. Tu as de la chance : il se fait aussi beaucoup assassiner ! En tout cas, il suscite le débat

      J’aime

  17. Géraldine dit :

    Lecture en cours… Je suis pour l’instant plutôt désarçonnée 😉

    J’aime

    1. Ah c’est sûr que c’est déconcertant !

      J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.