Lorsque j’étais une œuvre d’art, d’Eric-Emmanuel Schmitt

Lorsque j'étais une oeuvre d'art

La falaise de Palomba Sol était réputée pour ses suicides. Pointue, excessive, surplombant les flots rageurs de cent quatre-vingt-dix-neuf mètres, elle offrait aux corps qui s’y jetaient au moins trois occasions très sûres de devenir des cadavres : soit les excroissances pierreuses les embrochaient sur leurs pics, soit les récifs les éclataient en mille morceaux, soit le choc de la réception sur l’eau les assommait en leur garantissant une noyade sans douleur. Depuis des millénaires, on ne s’y ratait pas. J’y venais donc plein d’espoir.

Figurez-vous qu’à Bruxelles, il m’est arrivé un drame : je me suis retrouvée à cours de lecture. Pourtant, je pensais avoir prévu large, mais la météo a fait que je ne pouvais pas tellement sortir me promener le soir (sous une pluie battante c’est moins sympa).

Défi de mon dimanche : trouver une librairie ouverte, ce qui n’a pas été très difficile, Google map m’ayant orientée vers la très belle librairie Tropismes. Restait le choix : du poche, pas trop épais pour ne pas m’alourdir de trop, quelque chose que je sois assez sûre d’aimer, et pourquoi pas plus ou moins belge.

Il y avait bien Didier van Cauwelaert (qui est d’origine belge même s’il est né à Nice), mais non seulement je crains de finir par vous lasser, mais en plus ceux que je n’ai pas lus ne sont pas les plus abondants en rayon. Pas envie de Nothomb. Alors Schmitt (qui est Belge depuis 2008) ? Va pour Schmitt, et pour le hasard de ce roman (qui ne se passe pas du tout en Belgique, cela dit).

Le narrateur, non content de rater sa vie, loupe aussi ses suicides — du moins les trois premiers. Pour sa quatrième tentative, il choisit un lieu réputé : la falaise de Palomba Sol. Mais alors qu’il s’apprête à sauter, un étrange individu l’interrompt et lui demande de lui accorder 24h pour lui faire passer son envie. Oh, pas par philanthropie : l’homme, un richissime et excentrique artiste, Zeus-Peter Lama, a une idée derrière la tête. Faire de notre narrateur une oeuvre d’art, sobrement intitulée Adam bis.

Voilà un roman assez étrange, et qui parvient, mine de rien, à soulever une multitude de questions, tout en exploitant des motifs littéraires assez anciens, notamment celui de Faust et du pacte avec le Diable, ou celui de l’homme artificiel, particulièrement Frankenstein avec qui l’intertextualité est évidente, ou avec L’Eve future, ne serait-ce qu’à cause du nom de l’œuvre et de la volonté de donner naissance à une nouvelle humanité.

Mais ce dernier motif est traité avec une nuance de taille : il est inversé. Alors que Pygmalion donne vie à une statue, Zeus-Peter Lama, dans sa volonté démiurgique de surpasser la nature, fait le contraire : il enlève tout ce qu’il a de naturel à un homme, et en fait une statue. Il le déshumanise, physiquement, mais aussi mentalement, car Tazio, en acceptant le pacte de « l’artiste », accepte de mourir à la société, de changer de nom, et d’abdiquer toute volonté pour obéir aveuglément à son créateur.

Il devient un monstre au sens étymologique : celui que l’on montre, que l’on exhibe, il n’est même plus un corps, il est un objet de musée. Toute humanité lui est refusée.

Mais peut-on parler d’art ? C’est une des questions que pose le texte, autour de l’opposition entre deux artistes, Hannibal et Zeus-Peter, entre deux conceptions de l’art, imiter ou rivaliser avec la nature en proposant quelque chose qui n’existe pas, entre l’art traditionnel et « l’art contemporain », qui a ici tout d’une escroquerie et consiste surtout, finalement, à faire beaucoup de bruit dans les médias. Je n’ai d’ailleurs pas pu m’empêcher, à l’occasion, de penser aux polémiques autour de Jeff Koons.

C’est un roman en outre assez effrayant : le lieu et le temps sont indistinct (surtout le lieu : une île où les gens semblent vivre en vase clos, et qui a de nombreux aspects utopiques) mais on ne peut qu’y voir le miroir d’une société où seuls l’argent et l’apparence comptent, et où l’individu est prêt à tout pour un peu de reconnaissance. Et ce n’est pas très encourageant !

Les deux derniers textes d’Eric-Emmanuel Schmitt m’avaient plu, mais ne m’avaient pas paru à la mesure de son talent et de sa capacité à proposer des réflexions riches et profondes : mais avec ce roman, il est au summum de son art ! (J’espère qu’il l’est aussi dans son prochain, qui m’attend)

Lorsque j’étais une œuvre d’art (lien affilié)
Eric-Emmanuel SCHMITT
Albin Michel, 2002 (Livre de Poche, 2004)

17 commentaires

  1. Laure Micmelo dit :

    Je l’ai adoré ce livre !

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  2. Arielle dit :

    Je viens de l’acheter….
    Pour ta prochaine visite à Bruxelles, une autre librairie à visiter sans faute : Filigranes, ouverte 365 jours par an !!! Tu peux lire sur place en consommant un petit café, en écoutant une prestation musicale… bref, un endroit à découvrir !!! 😉

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  3. Mokamilla dit :

    C’est un des EES que j’ai préféré lire.

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    1. Oui ça restera un de mes préférés

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  4. Aïcha Van Dun (aichaecrit) dit :

    Je ne saurais plus dire pourquoi, mais je n’ai vraiment pas aimé ce roman. J’ai pourtant des collègues qui le proposent en lecture obligatoire à leurs étudiants.

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    1. Ah oui, tiens c’est amusant !

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  5. Catherine dit :

    Je n’ai pas trop accroche non plus a ce roman. Il souleve beaucoup de questions comme tu le dis mais j’en etais ressortie un peu perplexe et decue.

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      1. Catherine dit :

        Non. Et comme cela fait un moment que je l’ai lu alors je ne pourrais meme plus te donner plus de precisions…Seulement ce souvenir de lecture.

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  6. Little Cat dit :

    J’ai a d o r é !!!

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  7. Violette dit :

    Je ne suis pas loin d’avoir détesté ce livre! Mon pire souvenir de Schmitt!

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    1. Ah carrément ? Tiens c’est bizarre !

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  8. Violette dit :

    j’ai trouvé que c’était un raté total, plat et inintéressant. Je l’ai filé à une copine qui a pensé à peu près la même chose!

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