Reflets dans un œil d’homme, de Nancy Huston

Reflets dans un œil d'homme, de Nancy Huston

Beaucoup de bruit pour rien

Les humains ont l’irrésistible manie de tout interpréter, même les simples faits biologiques, en eux-mêmes dépourvus de sens. Et leur interprétation de ce fait-là a été lourde, très lourde de conséquences : à travers les âges, l’un des sexes a été, de façon constante, regardé, dessiné, sculpté, vénéré, approprié, violé, voilé, excisé, prostitué, adoré, redouté, craint, détesté, voué aux gémonies et porté aux nues par l’autre. La femme par l’homme. Le corps à la fécondité spectaculaire par celui à la fécondité discrète. Aucune autre espèce de primate n’a éprouvé le besoin d’inventer des mythes, contes, récits, racontars, légendes et religions pour expliquer la différences des sexes, alors que toutes les cultures humaines l’ont fait. Attribuer un sens à cette différence est l’un des traits fondamentaux pour ne pas dire fondateurs de l’humanité.

Voilà un ouvrage qui a fait couler beaucoup d’encre et grincer les dents d’une certaine catégorie de féministes, ayatollahs de la pensée unique de ce qui, de point de vue, est devenue pour elles la Vérité Révélée : le genre n’est qu’une construction culturelle.

Idée que je tiens personnellement comme assez farfelue dans certains de ses développements extrêmes. Ne me lapidez-pas sur l’autel de l’ignorance, j’ai lu Beauvoir et son fameux « On ne naît pas femme, on le devient » (souvent mécompris), j’ai lu Butler, à vrai dire j’ai lu un nombre très conséquent de gros livres en anglais sur les gender studies. Et je n’ai jamais été pleinement convaincue.

J’ai même lu, dans les commentaires de je-ne-sais-plus-quel-blog qui parlait de Todorov, une intervenante annoncer qu’elle n’avait plus envie de lire cet éminent penseur depuis que sa femme (Nancy Huston, donc) avait commis cet essai (ce à quoi j’ai envie de répondre WTF ?).

Bref, je trouve quand même cela amusant que dès qu’une femme écrit un essai sur le féminin et sort de la pensée unique, on la fustige. Cela me rappelle le premier article de ce blog, consacré à Elisabeth Badinter et à son essai  Le Conflit : la femme et la mère, qui avait aussi fait grincer de nombreuses dents dans les rangs féministes (mais pas les mêmes, damned).

Le constat du déterminisme biologique

Mais ne nous égarons pas, et revenons à Nancy Huston. Dans cet essai, elle part d’un constat très simple : le lien entre le regard et le désir de l’homme, qui a la femme pour objet, se fonde sur un substrat biologique et génétique lié à l‘instinct de survie de l’espèce. Partant de là, la séduction et la reproduction sont intrinsèquement, bien que souvent de manière inconsciente, liées.

Et là est la différence fondamentale qu’aucune idéologie ne pourra jamais effacer : la femme peut fabriquer des enfants dans son corps, l’homme ne le peut pas, et cette différence a nécessairement des répercussions profondes. Car, qu’il le veuille ou non, l’être humain reste un animal comme les autres, à ceci près que lui cherche à interpréter cette différence. A partir de ce constat du déterminisme biologique, Nancy Huston va examiner ses différentes répercussions…

La penseuse et la femme

Cet essai m’a bien évidemment beaucoup intéressée, même si je ne suis, au final, pas d’accord avec l’auteur sur certains points.

Disons que le principal mérite de cet ouvrage, c’est déjà de pointer du doigt les contradictions de certains discours féministes (je prends des gants parce qu’on va me répondre que le féminisme est divers, et c’est bien là le problème finalement, car en l‘absence de consensus, tout le monde finit par se tirer dans les pattes. Bref).

Elle-même n’a pas honte d’avouer son aveuglement à une certaine époque, et notamment le fait que « la penseuse » avait pris chez elle le pas sur « la femme », et qu’elle avait envie finalement d’être d’accord avec des présupposés idéologiques qu’elle ressentait intimement comme faux, ou en tout cas ne pas lui correspondre à elle.

Et à cet égard, étant moi-même prise sans cesse entre l’enclume de ce que je pense devoir vouloir en tant que féministe, tout de même, et le marteau de ce que je veux réellement moi et qui est souvent l’exact inverse (par exemple : en tant que féministe, je me dis que oui, ça serait bien que je sache changer moi-même un pneu à plat ; en tant que moi-même, je n’ai pas du tout envie de le faire et je préfère qu’un homme le fasse à ma place), j’ai trouvé cet essai diablement déculpabilisant sur bien des thèmes.

Et ce n’est là qu’une des qualités de cet ouvrage riche et très bien documenté, fourmillant de références littéraires et artistiques, souvent très drôle, notamment dans les réflexions issues de l’expérience personnelle de l’autrice, et dont certains propos sont, tout de même, frappés au coin du bon sens.

Le différentialisme n’est pas un crime

Néanmoins, je ne la suivrai pas dans toutes ses conclusions, même si ses analyses sont « justifiables ». Pour tout dire, certains points m’ont agacée.

D’abord, cette façon bien américaine de représenter les Français comme d’incorrigibles libertins et Paris comme le plus grand lupanar du monde, j’ai trouvé que ça sonnait un peu cliché. Mais ce n’est pas le plus grave.

Je trouve l’autrice un peu trop complaisante sur la question du voile islamique et je n’arriverai jamais à comprendre comment on peut mettre sur le même plan la coquetterie occidentale et la burqa, les deux étant une prison (c’est aussi ce que dit Mona Chollet, et cela me hérisse : aucune femme n’a jamais été violentée parce qu’elle ne portait pas de mini-jupes ; par contre, beaucoup le sont qui refusent de porter le voile).

D’un point de vue « idéologique » je comprends le raisonnement (encore que), mais alors d’un point de vue « intime », que non pas !

De plus, je ne suis pas très convaincue sur le versant prostitution/pornographie/image de la femme, qui selon moi tend à verser dans les pires clichés de la femme comme éternelle « proie » de la libido masculine. Et ce d’autant qu’elle finit par affirmer des choses totalement fausses, que je ressens intimement comme fausses : l’inexistence du masochisme féminin, qui ne serait qu’une recherche de l’amour de l’autre (si c’était si simple) et surtout, l’impossibilité pour les femmes de « baiser pour baiser » (Ah ?).

Mis à part ces points de désaccord, je reste sur une impression favorable, car l’immense mérite de cet ouvrage est quand même d’affirmer haut et fort que le différentialisme n’est pas un crime ! (et que la cause des femmes serait mieux défendue si l’on tenait compte des différences, justement).

Reflets dans un œil d’homme (lien affilié)
Nancy Huston
Actes sud, 2012

10 commentaires

  1. Lulamae dit :

    Très bon article je trouve. Ayant aussi lu avec grand intérêt cet essai après être passée par Betty Friedan et autres Simone de Beauvoir, j’en arrive à peu près aux mêmes conclusions que toi. Une grande satisfaction au départ : points de vue différents, argumentés, ouvrant nos idées sur d’autres théories. Et puis de page en page j’ai ressenti un malaise croissant devant l’étrange posture qu’adopte Nancy Huston. Je n’ai tout à coup plus compris en quoi elle était supposée défendre le droit des femmes. Surtout lorsqu’elle vilipende la société de l’image en ce qu’elle détourne la femme de sa fonction biologie -la procréation- alors que c’est cette dernière qui devrait, selon elle, constituer le socle immuable de la féminité, comme cela est le cas depuis toujours. Je ne mentionne pas son attitude hypocrite et stérile concernant la question de la prostitution, qui consiste en gros à dire : « c’est mal, qui voudrait aimer une femme qui a recueilli le sperme de tant d’hommes ? » puis « mais bon, la prostitution existera toujours » avant de proposer, l’air badin, une sarcastique solution qui consisterait pour les jeunes filles à devoir effectuer un service civique dans la prostitution entre le bac et le début de leurs études.
    Je n’attendait rien de ce livre mais j’ai été profondément déçue par la vision dichotomique hommes/femmes de Nancy Huston qui se limite beaucoup je trouve aux destinées biologiques de chacun pour développer sa vision du rapport entre les deux. (que cette différence biologique soit un fait, je ne le conteste pas, je ne revendique aucune appartenance à quelque théorie que ce soit; mais parler de l’attitude à adopter en se fondant sur ces différences au lieu de chercher à les dépasser c’est la porte ouverte à la soumission la plus flagrante au machisme le plus primaire, je trouve.)

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    1. L'Irreguliere dit :

      Disons que son parti pris est vraiment de montrer les impasses de certaines réflexions sur le genre, quitte à en effet être caricaturale sur certains points !

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